À la rencontre de Will, premier avatar sans-abri du métavers

À la rencontre de Will, premier avatar sans-abri du métavers
Will ©TBWA\Paris - Entourage

Personnage fictif apparu il y a un peu plus d’un an dans le métavers, Will met un coup de projecteur sur la situation d’isolement extrême des personnes à la rue. Apparaissant dans une web-campagne co-créée par le réseau Entourage et l’agence TBWA\Paris, son message est polysémique. D’un côté, il révèle les affinités insoupçonnées entre création numérique et lutte contre la grande précarité, mais avertit en revers : « Avant d’accélérer la virtualisation de nos interactions sociales, ne devrions-nous pas prendre soin les uns des autres dans notre monde réel ? ».

Capture d’écran
©Quentin Huriez

Will porte une barbe de trois jours, un bonnet et une doudoune. De l’autre côté de l’écran, il s’avance d’un pas décidé et nous interpelle : « Bonjour, nous sommes ici dans le métavers. Vous connaissez ? » Il se téléporte soudain devant une majestueuse demeure, clinquante de luxe. Lui est assis sur un banc, dehors. Il n’a pas d’adresse, sa première incarnation s’est faite sur la place du village de Decentraland, un des métavers les plus tendances du moment, avec l’accord de ce dernier. Pour le dire autrement, Will est le premier emblème virtuel des personnes en situation de rue.

Sans sourciller, il continue son récit : « Il y a quelques jours, un homme a déboursé une vraie fortune pour acheter cette villa derrière moi. Juste pour devenir le voisin virtuel d’une célébrité. » Malaise… Si bien qu’un témoin de la scène s’émeut : « Ça fait un choc. Voir des moyens technologiques énormes comme le métavers et des gens complètement exclus de tout réunis ! Cette campagne, ça crée une collision des mondes… » L’heure serait donc au clash des contrastes, au grand écart des réalités sociales rendues hyper visibles – peut-être trop ?

Un projet créatif déclivant

Pensée pour être à la fois une association et une application pour Smartphone, Entourage est l’entité matricielle de Will. Elle l’a pensé jusqu’à en souhaiter l’existence, du moins dans le virtuel. En coulisses, Entourage a beau en parler comme d’un « coup de com’ », l’intention est plus subtile qu’elle n’y paraît. Car, si la présence Will nous bouscule, c’est avant tout parce qu’elle vient « nous chercher là où on se trouve » – c’est-à-dire derrière les écrans – afin de « nous ramener à la réalité de la rue ».

Dans les faits, on estime qu’à l’horizon 2026, un quart de la population mondiale passera au moins une heure par jour dans le metavers, monde virtuel et immersif considéré comme la future version d’Internet. L’enjeu est donc de taille. Quant à Will, il se veut être un extraordinaire outil de sensibilisation surmontant pour la bonne cause tous les clivages et toutes les frontières entre le réel et le virtuel.

Recréer un lien social IRL

Dans les faits, on ne doute pas une seconde que certains trouveront ce projet, sinon absurde, du moins hors-sol. Après tout, comment de l’art numérique pourrait-il rendre service aux personnes sans-abri, qui plus est en exploitant leur image ? Hélène, membre d’Entourage, se veut assez claire sur le sujet : « Contrairement aux préjugés, les personnes à la rue sont connectées. 90% possèdent un téléphone portable, annonce-t-elle de but en blanc. C’est donc un projet qui s’adresse vraiment à elles. » Sur sa lancée, Hélène rappelle également à quel point le téléphone est primordial pour « pour appeler le 115, pour se divertir, passer le temps, pour sa sécurité, rester en contact aussi… »

Entourage, disons-le, est un outil numérique qui part d’un constat de personnes très connectées, qui vise à recréer du lien social en se basant sur une technologie positive. Qu’importe si près de 16 millions de français sont actuellement éloignés du numérique, dont 4,5 millions concernés par l’absence d’accès à Internet, le projet a ses propres convictions, dont celle-ci : pour souder une communauté de voisins avec des personnes sans-abri, « il faut des outils » souligne Hélène. Ça tombe bien, Entourage en est justement un : c’est « une appli qui se recentre sur les problématiques réelles », comme proposer une sortie, un service, un espace pour stocker des effets personnels… Quant à Will, il est précisément là pour la faire connaître. Après tout, quoi de mieux que l’art pour attirer le regard ?

Fenêtre (virtuelle) sur rue

Pour être sûr de coller à la réalité, Entourage s’appuie également sur un « gardien éthique » hors-pair, les « Comités de la rue » : « L’enjeu n’est pas de faire pour les personnes mais avec elles, argumente à son tour Jean-Marc Potdevin, fondateur d’Entourage. On les considère comme ayant une expertise de la rue, à propos de quoi les gens souffrent, leurs besoins… Toute l’appli et ses idées disruptives sont ainsi créées avec ces Comités rassemblant des personnes qui ont vécu ou vivent encore à la rue » Dans le cas de Will, le comité de la rue est notamment intervenu pour redéfinir l’apparence du personnage : « quelle attitude il a, quelle couleur de peau, est-ce qu’il a une barbe, est-ce qu’il se tient vouté, ou très sûr de lui ? Autrement dit, quelle chair on lui donne… »

L’idée a donc été de définir ce que l’on pourrait nommer sa street crédibilité, « même s’il y a de tous les styles dans la rue », tient à tempérer Sofiane, président du Comité de la rue IDF. Le défi, pour l’équipe de designers et créatifs de TBWA/Paris, chargée de créer Will, était donc de ne pas tomber dans la caricature. « Des communicants qui ne connaissent pas bien la réalité en question vont avoir tendance à représenter des personnes très marquées par la rue. Or, 99% des concernés ne correspondent pas à cette image. Et il y a un vrai enjeu de dignité de la représentation » s’attache à relever Jean-Marc Potdevin.

Des écueils à éviter, donc, mais pas que. Il a fallu également penser à son « lieu de vie ». Une fois créé, le personnage de Will a ainsi pu évoluer rapidement au sein de différents environnements virtuels : sur Decentraland, d’abord, puis sur RLTY afin de fêter sa première année d’existence. « Will a pu interagir avec les visiteurs via des messages officiels dans le forum ou des salons privés, on a pu mettre des bornes de dons en crypto pour Entourage, ouvrir des salles de projection parlant de l’importance du lien social, des expos photos avec des membres de l’équipe pour assurer la médiation. Et surtout, les gens venaient rencontrer des personnes du comité de la rue qui avaient leur avatar ».

La pauvreté, une réalité pas une fiction

Quelques questions demeurent néanmoins : cette ambition, cette volonté de rendre compte de la vie de quelques 330 000 personnes sans-domicile-fixe (chiffres de la fondation Abbé Pierre, datés de 2022) justifie-t-elle pour autant d’aborder la précarité comme une fiction, à travers Will ? N’est-ce pas paradoxal que deux grandes associations de la lutte contre la pauvreté se réunissent afin de discuter d’un être virtuel, d’IA, de métavers, de création numérique ? Yvon Le Mignon, coordinateur socio-culturel du Transfo, espace culturel géré par Emmaüs Solidarité, amène quelques pistes de réflexions : « Le Transfo lui-même, qui vient d’organiser une exposition d’arts numériques, a investi ces thématiques car il n’est pas question que les personnes accompagnées par Emmaüs solidarité soient mises à l’écart de l’état du monde, des débats actuels, des évolutions de société… Ce sont des sujets dont tout le monde parle, donc pourquoi pas les personnes sans-abri ? »

L’erreur serait en effet de sous-estimer le besoin criant de lien social, auquel prétend très justement pallier le réseau Entourage. Sofiane du comité de la rue appuie : « Rencontrer des gens permet de savoir que j’existe dans la société. » On comprend ainsi que l’avatar de Will n’est pas là pour romantiser la vie d’un sans-abri, mais bien pour rappeler que des gens sont isolés dans la vraie vie. La technologie n’est donc pas une finalité, elle est un outil, une béquille sociale pour développer du lien, un réseautage solidaire et humain…. « Will est né pour mettre la tech au cœur de l’action sociale » assure Jean-Marc Potdevin. Et à en juger par le succès de l’application et ses plus de 120 000 membres, on est tenté de le suivre.

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