Cette année deux expositions ont fait parler d’elles : Couleurs ! au Grimaldi Forum Monaco et It Must Be Seen. The Autonomy of Colour in Abstract Art à la Fondation Juan March de Madrid. La couleur reprendrait-elle en vivacité ? Plus qu’un simple phénomène optique, elle agit comme une expérience totale. Chez James Turrell, Ann Veronica Janssens, Olafur Eliasson ou Carlos Cruz-Diez, elle dépasse le cadre pictural pour devenir architecture, vibration, atmosphère, mouvement. Alors que peut la couleur et pourquoi est-elle si souvent reléguée au second plan ?
L’été dernier, le Forum Grimaldi de Monaco a ouvert ses portes à une exposition haute en Couleurs !. Sous le commissariat de Didier Ottinger, directeur adjoint du Musée national d’art moderne, l’exposition présentait une centaine de chefs-d’œuvre issus des collections du Centre Pompidou, fermé pour travaux jusqu’en 2030. La totalité de la scénographie était organisée en un authentique cercle chromatique décliné au travers de sept couleurs (blanc, noir, jaune, vert, bleu, rouge et rose), dans l’idée d’en explorer leur richesse artistique, sensorielle et symbolique.
Sur le même thème, cette exposition avait été précédée par It Must Be Seen. The Autonomy of Colour in Abstract Art à la Fondation Juan March de Madrid, laquelle annonçait : la couleur n’existe pas, et pourtant le monde est inimaginable sans elle. En prime, elle offrait un espace expérientiel immersif, le Coloramas, destiné à intensifier l’exploration de la couleur.
S’il s’agit bien d’un thème central, il n’est pourtant que rarement traité en exposition. Dans l’histoire de l’art, lorsqu’elle n’est pas éclipsée par la ligne ou les formes, la couleur l’est au profit de la lumière. Est-ce parce que « tomber dans la couleur équivaut à se trouver à court de mots », comme l’écrivait David Batchelor dans son livre La peur de la couleur ? Ces deux temps forts culturels s’inscrivent dans une démarche. À moins que ce ne soit une tendance : rendre sa force active et autonome à la couleur, tout en invitant les visiteurs à reconsidérer la manière dont ils la perçoivent et l’expérimentent dans l’art.

Fauteuse de troubles sensoriels
Depuis la seconde moitié du 20e siècle, certains artistes ont déplacé le regard : la couleur n’est plus un outil de représentation mais une matière autonome, une force capable d’altérer nos sensations, notre conscience même. C’est dans cette lignée que s’inscrivent notamment James Turrell, Ann Veronica Janssens, Olafur Eliasson et Carlos Cruz-Diez, chacun mobilisant la lumière et la couleur comme médiums immersifs.
Au sujet de l’un de ses derniers Ganzfeld, exposés à l’espace du Bourget de la Galerie Gagosian l’hiver dernier, James Turrell se voulait clair : « Nous avons perdu l’habitude d’entrer dans les peintures, et je souhaite que mes pièces ravivent cette expérience ». En allemand, « Ganzfeld » désigne le phénomène de la perte totale de perception de la profondeur. Chez le pionnier du mouvement Light and Space, souvent considéré comme le maître de la lumière, l’œuvre d’art se révèle grâce au triptyque espace-lumière-couleur, ne serait-ce que pour bousculer la perception du spectateur.

Dans ses installations, le visiteur entre dans une pièce qui semble n’avoir aucune limite. Ainsi la lumière colorée, spécifiquement composée et changeante, rend la pièce infinie, et évoque la même sensation d’absolu que des toiles monochromes. La légende raconte que c’est dans les airs, que James Turrell – qui a obtenu sa licence de pilote à 16 ans – connaît ses expériences sensorielles les plus bouleversantes : « Je me souviens d’avoir volé un jour au milieu du tule fog, un épais brouillard très bas, spécifique à la Californie. Il y avait un stratus au-dessus et le soleil allait se lever, ce qui a plongé le ciel dans un rouge qui est devenu orange, puis jaune. Traverser ce paysage complètement abstrait était saisissant ».
« Nous avons perdu l’habitude d’entrer dans les peintures, et je souhaite que mes pièces ravivent cette expérience. »
Le Californien, également diplômé en psychologie de la perception, analyse de près les comportements du public face à ses œuvres. « Cela m’intéresse beaucoup de voir comment chacun pénètre ces nouveaux paysages sans horizon, où il n’y a plus de haut et de bas, de gauche et de droite. » À cette perte de repères succède parfois un sentiment inconfortable d’étourdissement et de vertige, touchant même ceux que l’on croirait les plus inflexibles. « Lors d’une de mes expositions en Russie, Vladimir Poutine est resté à peine vingt secondes dans mon installation avant d’appuyer sur le bouton pour en sortir ! ». Une perception flottante permettant une immersion totale dans la couleur, où les repères se dissolvent, où il ne s’agit plus seulement de voir, mais de ressentir la couleur comme un territoire mental.

Médiatrice des seuils
« Dans les situations de brouillard, le regard se perd et est retourné vers l’intérieur. Il s’ouvre vers une sorte d’infini », confiait Ann Veronica Janssens au sujet de son œuvre Pink and Yellow. Cette brume artificielle colorée qui remplit toute une salle d’exposition est un moyen pour l’artiste de donner une forme sculpturale à la lumière. Pour obtenir cette atmosphère rose et jaune, la plasticienne belge a recours à des filtres colorés, de sorte à ce que les nuances ne reflètent plus seulement l’action de la lumière. Si Pink and Yellow permet une rencontre avec la lumière et ses propriétés, elle initie surtout un plongeon en densité dans la couleur. Le visiteur est invité à déambuler au cœur d’une expérience enveloppante qui l’empêche de voir autour de lui. Il peut ainsi se recentrer sur ses sensations et ses émotions intérieures. En travaillant ainsi, Ann Veronica Janssens alchimise la couleur en lui donnant la fonction d’intermédiaire entre les seuils de la conscience.
Au cœur de son travail : des situations d’éblouissements, de vertige et d’instabilité visuelle, toutes convoquées par des dispositifs sans cesse renouvelés. « Il s’agit, à partir de petits accidents de la vie ou dans des moments de flânerie, de repérer un phénomène, un mouvement, une couleur, qui permette de développer ensuite une recherche plus complète et plus aboutie ». C’est en observant une vinaigrette, et ses taches d’huile flottant à la surface, qu’elle donne naissance à une série d’aquariums ; des cubes en verre remplis partiellement d’huile de paraffine à la surface desquels flotte une feuille colorée et illusoire. En réalité, la feuille en question, une sérigraphie, est posée entre le socle et le cube. « Questionné par ce qu’il voit, le spectateur se voit imposer l’idée de devoir bouger, se déplacer, d’expérimenter cet objet sous toutes ses facettes. Pour moi, c’est aussi une façon de parler de la picturalité, en jouant sur la matérialisation de la couleur. »

Une couleur écologique et collective
Avec Olafur Eliasson, la couleur prend une dimension écologique et collective. Ses installations monumentales transforment lumière et couleur en phénomène social. Au début de l’épisode d’Abstract qui lui est dédié, il s’adresse au spectateur à travers la caméra, en brisant le quatrième mur, à la façon de Frank Underwood, dans la série House of Cards. L’artiste danois invite à se prêter à une expérience collaborative dans laquelle, en éteignant toutes les lumières sauf celle de l’écran, le spectateur devient actif. Olafur Eliasson demande ensuite d’imaginer l’écran comme une lampe et d’observer l’espace environnant éclairé par des couleurs différentes.
L’artiste recouvre d’abord la caméra d’un panneau jaune pendant quelques secondes. Puis, il passe à un panneau violet et questionne le spectateur sur les changements de perception qui en découlent, alors que la pièce baigne dans la lumière violette. « La lumière rouge vous rend plus calme et vous apaise, alors qu’une certaine nuance de bleu vous maintient en éveil. Chaque couleur a un effet différent sur nous. Voilà ce qu’est l’art : vous êtes co-auteur, avec moi. Le principal acteur. Ce que vous voyez dépend de vous », conclut Eliasson. Dans ce processus de création partagée où la couleur est centrale, l’expérience est collective tout autant qu’individuelle.

Dans The Weather Project un soleil représenté par un demi-disque suspendu d’une quinzaine de mètres de diamètre, et illuminé par une grande quantité de lampes, irradie une lumière incandescente sur les visages des spectateurs ainsi que tout l’espace. Une lumière jaune monochrome imbibe l’espace et donne des allures supraterrestres à ce ciel artificiel. Dans Green River, Olafur Eliasson colore plusieurs rivières d’un vert très vif, avec de l’uranine, un colorant non toxique et soluble dans l’eau. Dans ce dispositif, cette couleur habituellement associée à la nature, prend un aspect chimique terrifiant.
« La lumière rouge vous rend plus calme et vous apaise, alors qu’une certaine nuance de bleu vous maintient en éveil. Chaque couleur a un effet différent sur nous. »
Au total, six rivières différentes, notamment celles de Tokyo, Los Angeles, Brême et Stockholm, devenue verdâtres, amènent les spectateurs, parfois à leur insu, à entrer dans une nouvelle relation avec leur environnement – l’expérience grandeur nature souligne que la plupart des individus en sont complètement déconnectés, surtout en milieu urbain. « Notre société occidentale ne sait pas vers quoi tendre et s’angoisse de tout cet inconnu qui la cerne. Plus personne n’arrive à faire le lien entre une cause et un effet. Il manque une certaine spiritualité et une confiance en soi ». La couleur, chez Olafur Eliasson, qu’elle soit solaire, artificielle ou réfléchie, devient un catalyseur d’émotions partagées, un miroir des relations au climat et à l’environnement. Elle met aussi en scène notre dépendance au sensible, tout en rappelant que percevoir, c’est aussi cohabiter avec le monde. Et que changer le monde passe d’abord par changer notre manière de l’expérimenter.

Évènement, instabilité et mouvement
Impossible de parler de couleur sans évoquer Carlos Cruz-Diez, figure majeure de l’art cinétique et père des « physichromies ». L’artiste vénézuélien, décédé en 2019, a laissé derrière lui une œuvre considérable, consacrée à la mise en évidence de la couleur comme phénomène à la fois éphémère et autonome. Le plus souvent dans l’œuvre de Cruz-Diez, le phénomène chromatique requiert des dispositifs interactifs, pour mieux se manifester. Il faut se mouvoir devant les Physichromies, entrer dans les Douches d’induction chromatique ou déambuler dans le Labyrinthe de transchromie.
Dans Chromosaturation, l’une de ses œuvres monumentales, Carlos Cruz-Diez compose un environnement artificiel autour de trois chambres colorées ; des espaces respectivement bleu, rouge et vert qui invitent le spectateur à faire l’expérience du monochrome pur, qui activent la notion de couleur-matière et perturbent la rétine, en quête de volumes et de contrastes. Comme un écho aux huit lignes de recherches développées par l’artiste chromophile au cours de ses soixante-dix ans de carrière: Couleur Additive, Physiochromie, Induction Chromatique, Chomointerférence, Transchromie, Chromosaturation, Chromoscope et Couleur à l’espace.

Son « induction chromatique » se base sur le phénomène de la persistance rétinienne. L’observation successive d’un objet très coloré, tel que le soleil, puis d’un fond blanc ou noir, provoque l’apparition d’une image résiduelle dans une couleur différente de l’originale. La « Transchromie » s’intéresse à la façon dont la couleur est affectée par la soustraction. Dans un dispositif de superpositions, composé de bandes transparentes colorées placées à des distances variables et dans un ordre spécifique, des combinaisons soustractives apparaissent. Elles changent en fonction du positionnement du spectateur, de l’intensité de la lumière et des couleurs voisines. Le déplacement est y fondamental tout comme dans les « Physiochromies » où se déploient des gammes de teintes qui varient selon le mouvement du spectateur.
« L’œuvre existe moins en elle-même que comme un dialogue avec la réalité environnante, captée par transparence. »
La couleur n’y est pas figée mais bien en perpétuelle mutation. Elle exige une implication active du corps, révélant que voir n’est jamais passif ; c’est une collaboration entre l’œil, le geste et l’environnement. « Le spectateur est celui qui, par sa déambulation, choisit parmi les angles de vue la combinaison de soustractions qu’il désire. L’œuvre existe moins en elle-même que comme un dialogue avec la réalité environnante, captée par transparence », explique l’historien Jean Clay. L’implication des sens permet une lecture progressive de ces événements chromatiques inscrits tout autant dans l’espace que dans le temps, dépouillés de symbole. Les œuvres de Cruz-Diez vont même plus loin puisqu’elles encouragent une implication différente dans laquelle les spectateurs peuvent découvrir leur pouvoir de création et de destruction de la couleur.

À travers ces pratiques, une même intuition s’impose : la couleur n’est pas seulement une donnée optique, mais une expérience immersive, phénoménologique. Elle agit directement sur nos sens, nos affects et nos repères spatiaux. Elle déjoue la primauté du regard frontal pour engager l’ensemble du corps. Alors, que peut la couleur ? Elle peut abolir les frontières entre intérieur et extérieur, entre art et vie. Elle peut nous déstabiliser, nous élever, nous relier et nous mettre en mouvement. Elle agit comme une énergie diffuse qui révèle la fragile plasticité de notre perception.
En ce sens, la couleur n’est pas seulement ce que l’on voit : c’est ce qui nous arrive, ce qui nous traverse et ce qu’on en fait. Une force bien visible, de pure intensité, qui réinvente sans cesse notre manière d’habiter le monde. À la manière de ce que laisse entendre David Batchelor dans La peur de la couleur : « Nous ne sommes pas seulement entourés par la couleur, nous sommes nous-mêmes couleur ».