Au Guggenheim Bilbao, Refik Anadol se transforme en architecte d’un genre nouveau

Au Guggenheim Bilbao, Refik Anadol se transforme en architecte d'un genre nouveau
©Refik Anadol

Célèbre pour ses expositions d’art contemporain, le Guggenheim de Bilbao s’essaie pour la première fois à l’art immersif en invitant Refik Anadol à repenser numériquement l’architecture de son bâtiment exceptionnel. Joli coup !

Pour inaugurer son nouveau parcours in situ, le Guggenheim Bilbao s’est rapproché d’un des plus grands noms de l’art numérique : Refik Anadol, pointure des nouveaux médias et artiste pionnier dans l’utilisation de l’antelligence artificielle. De quoi s’assurer une belle entrée en matière au moment de lancer ce programme promettant de présenter « des projets ambitieux d’artistes contemporains travaillant notamment dans les domaines de la sculpture, des installations environnementales et des créations multimédias ». L’idée étant que ces œuvres interagissent avec l’architecture du musée.

Il n’en fallait pas plus pour séduire Refik Anadol, lui-même grand amateur du travail de Frank Gehry : « Rappelons-nous que ce bâtiment est très spécial…, amorce-t-il alors qu’il s’apprête à décrire son intervention. Il n’y a pas de murs parallèles ! Sa courbure est complexe, unique d’un point de vue mathématique. »

Sept spectateurs dans une immense salle où des formes psychédéliques sont projetées à 360°
©Refik Anadol

L’IA au service de l’architecture

La singularité architecturale du Guggenheim Bilbao a donc constitué un sacré challenge pour l’artiste turco-américain, qui s’est donné pour mission d’habiller les murs de différentes galeries d’un vidéo-mapping génératif sur-mesure.  « Projeter ici est presque impossible. La surface est magnifique, mais si géométriquement complexe… Il nous a fallu tout décomposer, comprendre combien de mètres ou de millimètres cet espace représentait ». Intitulée Living Architecture, l’installation de Refik Anadol s’inspire librement de la carrière de Gehry pour mettre en image les textures et autres formes organiques si chères à l’architecte canadien. C’est aussi, en un sens, une réponse à Les bâtiments peuvent-ils rêver, une de ses œuvres précédentes, qui questionnait déjà la place de l’architecture dans le monde en prenant comme point de départ le travail de Gehry.  « Depuis l’ouverture du bâtiment, beaucoup ont exprimé le désir de vivre ici, rappelle l’artiste, Dans cette salle, Rothko a dit “Mon œuvre est lieu”. Et aujourd’hui, mon œuvre EST lieu. »

Trois spectateurs dans une immense salle où des formes psychédéliques et métalliques sont projetées à 360°.
©Refik Anadol

Un défi permanent

Pour donner vie à ce projet, Refik Anadol et son équipe ont mis au point un modèle d’IA innovant baptisé Large Architecture Model (LAM). S’appuyant sur des archives de l’architecte du Guggenheim traitées ici comme des données, ce système permet ensuite de les fusionner et, ainsi, donner naissance à une nouvelle forme d’art. Pour immerger le spectateur, il a également fallu scanner la pièce, dont les angles obtus n’ont pas vraiment aidé l’artiste et les membres de son studio californien… « Ce magnifique espace de 16 mètres est l’un des espaces les plus inspirants qu’il m’ait été donné de voir, une véritable toile ouverte, détaille Refik Anadol. Ce travail est très différent des autres : il prend vraiment l’espace en considération. Cela signifie que nous avons mis au point un système de caméra spécial et un logiciel qui reconnaît la hauteur du bâtiment, et toutes les subtilités de sa surface ».

RefikAnadol
« Dans cette salle, Rothko a dit “Mon œuvre est lieu”. Et aujourd’hui, mon œuvre EST lieu. »

Une approche minutieuse qui passe également par la bande-son accompagnant le travail visuel présenté. Celle-ci est signée Kerim Karaoglu. « Il enregistré les vents, les façades, les salles, pour en saisir l’acoustique », précise le chef du projet. De quoi permettre à ses images de se succéder avec fluidité en musique, passant des textures organiques psychédéliques à des images générées de travaux de Gehry pour s’arrêter sur des formes architecturales futuristes, dans lesquelles la nature semble avoir repris ses droits. Un cycle total qui nécessite un certain temps pour être pleinement vécu, voire digéré.

Grande salle d'exposition où des visuels sont projetés à 360°.
©Refik Anadol

Un art (re)généré

En immergeant complètement le spectateur au sein de cette architecture dans l’architecture, Refik Anadol soulève également la question du futur de l’art. « Un espace peut-être interrogatif lorsqu’il soulève des enjeux existentiels de manière profonde… » Plongé dans ces nuées de bleu, on tend l’oreille… Si le public paraît dubitatif, il ne quitte pas la pièce pour autant, comme agacé d’être hypnotisé. L’audience du Guggenheim est-elle prête à détourner son regard d’un art contemporain parfois vieillissant pour s’ouvrir au numérique ? Refik Anadol tient à rassurer les plus sceptiques. « J’ai comme impression que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où nous ne parlons plus simplement de peinture ou de sculpture, de performance ou d’art vidéo. Je crois plutôt que nous sommes en capacité d’imaginer une nouvelle forme de réalité, que j’appelle “réalité générative”. Mais je serais heureux d’en discuter afin de trouver un meilleur nom », plaisante-t-il.

D’art génératif et d’imprévu, il en est effet question avec Living Architecture, une œuvre vouée à n’être jamais vraiment la même de jour en jour, perpétuellement soumise à de nouvelles variations. « Tous les chapitres sont dynamiques, malgré une logique continue, car chaque instant sera unique grâce aux variations possibles générées en temps réel depuis le cloud, explique l’artiste. Lorsque nous entrons dans cette belle galerie, l’œuvre peut être dans sa nouvelle phase imaginaire ! ».

Quatre spectateurs dans une immense salle où des formes psychédéliques sont projetées à 360°
©Refik Anadol

Rester artiste

Une question émerge alors de la foule : quelle est la place de l’artiste si la machine réalise tout le travail ? La réponse de Refik Anadol se veut limpide : « La raison pour laquelle je suis inspiré par la technologie n’est pas un fétichisme technologique. C’est un rêve pour les artistes de vraiment faire avancer de nombreuses questions. Je suis tellement honoré d’avoir pu explorer ce médium spécifique ici : l’idée d’une collaboration entre une machine et un humain. Quand je pense aux médias, qui sont le nouveau langage entre la société (la machine, le matériel informatique, les logiciels etc.), j’imagine ce langage invisible qui se manifeste autour de nous. J’ai senti que nous pouvions trouver de la poésie derrière cela, des couleurs, des formes… Que nous pouvions rendre visible l’invisible grâce à la technologie. La partie IA est très importante pour moi, non pas parce qu’une technologie vient d’émerger, mais parce que ces questions difficiles sont posées par de nombreux artistes qui se demandent depuis toujours : qu’il y a-t-il au-delà de la réalité ? ».

RefikAnadol
« Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où nous ne parlons plus simplement de peinture ou de sculpture, de performance ou d’art vidéo. Je crois plutôt que nous sommes en capacité d’imaginer une nouvelle forme de réalité. »

Loin d’être une simple démonstration de force technique, Living Architecture invite le spectateur à réfléchir sur la place de la technologie dans nos vies, et l’intégrité qui doit continuer d’habiter les artistes, y compris lorsque de nouveaux outils s’offrent à eux. C’est que rester créatif à l’heure de l’IA est bien plus complexe qu’il n’y paraît… « Je pense que c’est un moment super excitant pour les artistes, dans le sens où nous pouvons désormais quantifier, mesurer, inventer – d’une certaine manière -, de nouveaux matériaux. Et surtout, nous pouvons aborder cela éthiquement », conclut Refik Anadol. Pas de doute : au Guggenheim, une nouvelle ère est en marche. 

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