Après Fata Morgana, le Jeu de Paume revient avec une nouvelle édition de son festival hybride, mêlant photographie, création numérique et art vidéo. Un second round réussi dont la thématique – la transformation du paysage – fait émerger de nombreuses questions, essentielles et philosophiques. À tel point qu’elles continuent de hanter l’esprit même une fois les portes du musée parisien fermées.
Jusqu’au 23 mars, le Jeu de Paume accueille Paysages mouvants, deuxième édition de son festival dédié aux images contemporaines. Invités à réfléchir sur l’écologie, les enjeux migratoires ou encore la nécessité de construire des mythes contemporains, quinze artistes d’aujourd’hui envisagent le monde de demain à travers une exposition, mais aussi une série de concerts, de projections et de conversations diverses. Portés par une même dynamique, les différents créateurs réunis à Paris posent ainsi un regard neuf sur un monde qui a plus que jamais besoin d’être interrogé, guidés par la scénariste Loo Hui Phang, chargée par le Jeu de paume de tisser une histoire commune entre des œuvres et des sujets de prédilection épars.
On suit alors un parcours ponctué de quatorze installations immersives (dont huit ont été réalisées spécialement pour l’événement) reprenant les codes stéréotypés de différents paysages. Jungle, désert, glacier… D’espace en espace, les artistes font ici voyager, aussi bien physiquement que spirituellement, grâce à une série de questionnements soulevés, souvent politiques, parfois éthiques, d’autres fois identitaires. Mais toujours pertinents.
Faire du beau avec du laid, du laid avec du beau
Loin de tomber dans le piège de la facilité en traitant d’écologie de façon terre-à-terre (sans mauvais jeu de mot), à l’instar de nombreuses institutions ces dernières années, le Jeu de Paume pousse le curseur plus loin et fait de la réflexion collective le principal fil rouge de son évènement. Plutôt que de dresser un état des lieux, le parcours de Loo Hui Phang et de la commissaire Jeanne Mercier immerge ainsi dans une expérience interactive où chaque paysage devient la source d’un nouvel imaginaire.
Julian Charrière, récemment passé par le Palais de Tokyo, ouvre ainsi le festival avec Towards No Earthly Pole – Conway (2019) et annonce la couleur : non, il ne s’agit pas simplement de voir de jolies oeuvres un peu tire-larmes sur une nature en détresse, mais bien d’explorer la douleur du monde à travers le prisme de la création artistique. Un peu plus loin, c’est Richard Pak qui alerte sur les effets du dérèglement climatiques grâce à une collaboration avec un chercheur en ingénierie pour faire réagir ses clichés pris à Nauru, île de Micronésie dont les sols sont remplis de phosphate. En traitant ses photos avec de l’acide phosphorique, l’artiste pluridisciplinaire français, 53 ans, démontre littéralement les effets de l’intervention malveillante sur la beauté.
Qu’il s’agisse de la nature ou d’une photographie, le beau en prend un coup, et se retrouve plein de trous toxiques et irréparables. Si bien que cette entrée en matière soulève d’emblée une question : ne peut-on pas tirer de la beauté d’une tragédie ? C’est finalement ce fil rouge que l’on décide de suivre à mesure que l’on déambule au sein des différents les espaces de l’exposition.
Le paysage comme horizon politique
Le sujet de la beauté du paysage a, de tout temps, animé les artistes. Que ce soit les Orientalistes avec leur vision fantasmé d’un ailleurs exotique, les Impressionnistes et leurs couleurs sublimées, ou les cinéastes américains et leur version en technicolor des grandes plaines du Far West : rarement l’art semble se contenter d’apprécier un paysage pour ce qu’il est. Un fait sur lequel revient Yo-Yo Gonthier avec Le nuage qui parlait, une oeuvre hybride produite pour le festival : associant sculpture, dessin, vidéo et photographie, celle-ci entend parler de ce paysage fantasmé et façonné par le désir de conquête – et donc, de colonisation.
Également imaginée pour l’évènement, Les Hospitaliers d’Eliza Levy s’intéresse au même sujet – la conquête de l’Ouest, cette fois – et force le public à entrer dans un état contemplatif afin de tirer au mieux la substance d’une étendue désertique se déployant sous ses yeux. Assis sous un arbre, le spectateur suit ainsi l’épopée d’un cavalier à travers ce qui semble être un paysage aride des Étas-Unis en écoutant les sons de la nature, simplement. Une pause bienvenue au sein d’un parcours où tous les stimuli sont en ébullition. D’autant que Paysages mouvants prend de nouveau un virage politique avec Le voyage du Phœnix : une série où Laila Hida documente par la photographie l’histoire du palmier, centrant son propos sur l’implantation du palmier marocain, d’abord sur la Riviera française puis en Californie, pour questionner les notions d’Orientalisme et de divertissements réalisés au détriment des Maghrébins.
Ces différentes œuvres offrent une transition toute trouvée pour évoquer l’aspect politique du paysage, qui n’est jamais un pur objet de contemplation, bien au contraire. À la manière du palmier de Laila Hida, l’homme voyage, parfois sous la contrainte, façonnant des sentiers et des paysages urbains. En atteste également Prune Phi, dont l’installation .cóm, faite d’images 3D, explore le parcours migratoire de sa famille vietnamienne via l’histoire du riz, produit asiatique aujourd’hui cultivé de façon intensive en Camargue. Mónica de Miranda, quant à elle, conçoit le paysage comme une entité féminine capable de décoloniser les espaces. Car finalement, plus qu’une parcelle cernée de frontière, le paysage ne serait-il pas l’étendue de tous les possibles ? Ce territoire à même de nous inciter à repenser le monde ?
Mythes et paradis
Rendre le banal grandiose : un geste qui passe également par la personnification des éléments, comme lorsque, dans l’Antiquité, un orage était considéré comme la colère de Zeus. C’est justement de la mythologie dont s’inspire Mounir Ayache qui présente une version contemporaine du personnage de Léon l’Africain et de la série Ulysse 31, dans The Scylla/Charybdis Temporal Rift Paradox : une oeuvre spécialement conçue pour le festival, mais faisant indéniablement écho à son travail présenté l’année dernière lors de l’exposition Arabofuturs à l’Institut du Monde Arabe. De son côté, Léandro Pongo, avec Tales From The Sources, présente le paysage en tant que figure divine, faisant de son Congo natal le centre du monde.
Au sein de l’exposition, on se confronte également au paysage le plus fantasmé de l’histoire de l’humanité : le jardin d’Eden. Un paysage biblique doublement présent ici : d’abord, chez Julien Lombardi, qui a choisi de le transposer dans l’espace, puis chez Thomas Struth, qui le lie intelligemment aux paysages existants et menacés de l’Amazonie. À travers une pluralité de propositions et de points de vue, l’évènement parisien propose ainsi au public de s’approprier de nombreuses interrogations. Dans l’idée, peut être, d’encourager l’être humain à faire mieux dans le futur, mais surtout de continuer à faire vivre ces instants de grâce, même une fois les Paysages mouvants terminés.
- Paysages mouvants, jusqu’au 23.03, Jeu de Paume, Paris.