Présentée au MoMA jusqu’au printemps 2026, l’oeuvre de Sasha Stiles interroge notre humanité par le texte, à l’heure où les intelligences artificielles prennent chaque jour un peu plus d’ampleur.
Le silence d’un lobby de musée. Une grande dalle lumineuse suspendue aux parois. Et un poème qui respire, jamais deux fois de la même façon. C’est dans cette étrange tension que A LIVING POEM, l’installation de Sasha Stiles questionne : que signifie rester humain dans un monde désormais peuplé d’intelligences artificielles ?

Une poésie « vivante », à réinventer sans cesse
Ce qui est étonnant, c’est que pour répondre à cette question, Sasha Stiles imagine une composition hybride : un système linguistique génératif qui mêle l’écriture, le code, la voix et le visuel. Toutes les soixante minutes, le poème se réécrit, se réoriente, se réinvente. Pour lui donner vie, Sasha Stiles s’est associée à son alter ego computationnel, Technelegy, un modèle d’IA entraîné à imiter, puis à transcender la voix de l’artiste, participant à ce dialogue permanent entre le « je » humain et le « je » artificiel.
Cet angle textuel n’a rien d’anodin : il permet d’incarner la cohabitation entre humain et machine, mais aussi l’émergence d’un nouveau langage, à mi-chemin entre l’esprit individuel et le calcul algorithmique. L’un des gestes formels les plus marquants de l’installation est d’ailleurs l’usage de la police Cursive Binary, qui conjugue l’écriture cursive – soit le geste de la main – avec les 0 et 1 du code binaire. Un glissement visuel qui devient métaphore ; où quand le corps humain et le réseau binaire dialoguent en toute harmonie.
Avec une pointe d’humour, Sasha Stiles évoque ce projet comme un « poème en résidence ». Le mur numérique du lobby devient un carnet autonome, une présence évolutive, jamais figée, semblable à notre propre réflexion. Chaque cycle d’écriture prend ainsi l’allure d’une performance, d’un moment unique, non reproductible. Après tout, n’est-ce pas le propre de l’objet de l’art génératif que de renouveler l’instant et faire de chaque visite une première fois ?

La performance comme réponse
Pour renforcer sa position, l’artiste kalmouk-américaine conçoit son oeuvre comme une performance totale, constituant un paysage sonore dans le but d’accompagner l’image et le texte. Récitations, musique, résonances entrent ainsi en dialogue avec le visuel, tandis que l’ensemble de l’œuvre peut se capter grâce à un QR code et une paire d’écouteurs, selon une conception à 360° qui permet de prolonger l’expérience immersive dans l’intimité – et ce, même dans l’immensité du musée new-yorkais.
Au-delà de l’instant, de la performance, c’est la question du « devient-autre » qui est au cœur de cette œuvre. Sasha Stiles considère le texte comme un système vivant, composé non pas d’organes mais de mots, de voix, d’influences, et parle volontiers de « langage comme technologie ». À 45 ans, elle impose ainsi de penser non seulement le mot, mais aussi le geste, la mémoire algorithmique, le contexte de données qui modèlent les mutations du texte.
Penser avec l’humain
Avec A LIVING POEM, la poétesse-artiste explore ainsi une frontière : celle où la littérature cesse d’être un objet immuable et devient un processus actif, où l’IA ne se contente pas d’imiter, mais contribue à réécrire, à « penser avec » l’humain. Car, au-delà de ses dispositifs techniques, l’œuvre nous ramène à un questionnement philosophique ancien : qu’est-ce qu’un « être humain » ?
Si l’intelligence artificielle peut dialoguer, générer, interpoler nos modèles de langage, ne sommes-nous plus seulement spectateurs de nos idées, mais compagnons d’une voix hybride ? Ici, la technologie, comme la poésie, révèle ce que nous ignorions dans notre propre conscience. Le geste de conjuguer l’écriture manuscrite et l’écriture binaire, de rendre audible ce qui se joue dans l’ombre du texte, est une invitation, tendre mais exigeante, à écouter ce que nous disons, à tendre l’oreille à ce que nous sommes en train de devenir.