Avez-vous déjà dessiné sur les murs d’un musée en étant encouragé par les gens qui y travaillent ? Fait du patin à roulettes, écouté des concerts à tous les étages, ou encore dansé jusqu’à 5h du matin dans un musée d’art contemporain ? Les 24 et 25 octobre derniers, à l’occasion de la fermeture pour cinq ans de Beaubourg, 40 0000 personnes se sont rassemblées et ont pu investir les 75 000 m2 de l’œuvre de Rogers et Piano dans le cadre de la manifestation Because Beaubourg. Retour sur expérience.
Parfois, tout est organisé pour vous donner le sentiment que vous vivez un moment historique ; quand bien même vous n’y aviez pas vraiment pensé avant. C’est l’impression qui a été largement partagée le week-end dernier par un grand nombre de personnes présentes au Centre Pompidou. Parmi les deux directeurs artistiques, Paul Mourey et Mathieu Potte-Bonneville, c’est ce dernier qui accueille la presse – essentiellement étrangère – vendredi matin en parlant des fantômes qui hantent Beaubourg : « Comme me l’a confirmé un artiste vaudou : il y a du monde dans les tuyaux ». On veut bien le croire après ces 48 heures passées à l’intérieur du bâtiment vidé de ses œuvres, mais qui semble se comporter comme un organisme vivant.

Une proposition artistique généreuse
Cet adieu s’est fait en plusieurs temps. L’ouverture à la presse a permis de découvrir – avec relativement peu de monde – les installations spécialement conçues pour l’occasion et les partenariats momentanément formés. Beaubourg, fort de sa puissance dans le monde de l’art, reste une entité publique. Mais pour organiser un événement si gigantesque en seulement quelques mois, il a fallu se tourner vers un accompagnement privé.
D’où « Because Beaubourg », du nom du label Because Music (Justice, Parcels, Christine & The Queens, etc.), co-organisateur de l’événement, même si des partenaires tels que Snapchat, Samsung et Spotify sont également de la fête. Quitte à soulever la question de l’arrivée du privé dans le monde des musées publics : « Ils font partie des interlocuteurs qui animent le monde de la production des images d’aujourd’hui, répond Matthieu Potte-Bonneville. On converse donc avec eux, et on noue des partenariats lorsque ces partenariats permettent d’aider à financer un événement gratuit. L’enjeu était quand même de permettre une proposition très généreuse ce week end, sans grever le budget public ».

L’immersion selon Justice
Précisons : oui, ces 48 heures sont gratuites sauf pour les deux nuits de fête organisées par Because Music. Des concerts et des DJ sets au programme généreux, mais surtout un très innovant étage immersif au premier niveau :« On s’est demandé avec Because ce qu’il était possible de faire dans ce moment très particulier pour nous, raconte Mathieu Potte-Bonneville, C’était trop tard pour montrer des œuvres plastiques, alors il a fallu trouver autre chose. » Cet autre chose ce sont deux installations spécialement conçues pour l’occasion. La première est un concert immersif de Justice : Iris Immersion.
Étant en tournée aux États-Unis au même moment, s’est posée la question de l’ubiquité : comment faire en sorte d’être présent sans l’être ? Problème résolu en proposant un concert dans des conditions qui se situent entre le live et l’exposition : entourés de hauts parleurs, deux écrans géants dévoilent ainsi Xavier de Rosnay et Gaspard Augé – les deux membres de Justice – en train de mixer dans une salle vide, avec un dispositif lumière digne de leurs concerts. Un sol miroir donne l’impression de continuité entre l’écran et la salle, le son quant à lui, comme dans les concerts immersifs, vient de tous les côtés. De même que la lumière, créée par Vincent « Lewis Lherisson, qui « sort » littéralement des écrans pour balayer le lieu de visionnage. « C’est peut-être la première expérience d’une nouvelle manière de vivre les concerts », entend-on chuchoter dans la salle.
Des installations vidéo et un Daft Punk
Encore chamboulé par l’expérience, on file voir la double installation de Thomas Bangalter, ancien membre des Daft Punk, où, sur deux écrans géants positionnés l’un en face de l’autre, tournent en boucle Camera/man et Aletheia 19. La première vidéo est extraite du film Electroma, dont elle répète inlassablement le dernier plan : un robot enflammé en train de marcher dans le désert la nuit. La netteté et la qualité de la vidéo sont impressionnantes, d’autant plus que le tournage date de 2005 et que le film a été réalisé en pellicules 35 mm, en pleine nuit. On en viendrait presque, à tort, à penser que celle-ci a été promptée par l’IA. « C’est ça qui intéressait Thomas : interroger le spectateur sur ce que c’est que de regarder une image réalisée avec les moyens traditionnels de la captation comme une image générée, de comprendre la différence de l’une à l’autre. » dit Mathieu Potte-Bonneville
Lui faisant face, une vidéo documente l’œuvre Aletheia montrée physiquement à la galerie Perrotin en 2024 et composée de dix-neuf stèles surmontées de platines vinyles. La répétition du chiffre 19 est un « easter egg » comme dirait Emmanuel de Buretel, président du label Because music, un « clin d’œil » entre les deux œuvres qui ont dix-neuf ans d’écart, tandis que les disques jouent et se décalent les uns vis-à-vis des autres, fabriquant une sorte de chœur qui résonne dans la pièce. Plutôt que d’installer les stèles elles-mêmes, il a été décidé de montrer un film de l’installation : en raison du risque de chocs lié à la présence du public, mais aussi de la capacité de ces stèles à créer une nouvelle composition sonore.

Instaurer un pont entre le physique et le virtuel
Quelques heures après la visite presse, au moment où le soleil se glisse dans la salle de l’installation de Bangalter, l’expérience n’est plus la même. Allongés par terre, les spectateurs se prélassent, prennent le temps, regardent, écoutent. Au milieu, une petite fille, pantalon rose et pull vert, se précipite vers le robot enflammé pour le toucher, sans succès. Après moult tentatives, elle s’assied à quelques centimètres de l’écran, fascinée. Pas très loin un petit garçon d’une dizaine d’années, dos contre la vitre répète en boucle : « Monsieur, arrêtez de vous enflammer, monsieur il faut vous emmener à l’hôpital ». À cet instant, l’immersif semble instaurer un pont entre le physique et le virtuel
Dernières heures dans le musée, c’est le moment des DJ sets dans le grand hall d’entrée, tandis que le portrait de Pompidou par Vasarely flotte au-dessus des 6 000 danseurs venus traverser la nuit. Les mots de Chirac résonnent à l’arrivée surprise de Thomas Bangalter – qui prend les commandes des platines à visage découvert : « Georges Pompidou savait qu’il est dangereux pour une société de feindre d’ignorer l’art qu’elle engendre même s’il la conteste car cela marquerait qu’elle refuse d’ouvrir les yeux sur ce qu’elle est ». Il est temps de faire son véritable adieu. Un adieu rempli d’angoisse face au financement de la culture. Un adieu à un bâtiment iconique, à une époque. Un Adieu mélancolique mais un adieu qui annonce la couleur. La Culture se battra.