Bennett Waisbren : « Le slop est une forme de catharsis face à un monde de plus en plus hostile

Bennett Waisbren : "Le slop est une forme de catharsis face à un monde de plus en plus hostile

On lui doit des œuvres totalement absurdes, volontiers étranges et toujours générées par IA, parmi lesquelles l’une des vidéos les plus virales d’Instagram, où l’on voit une jeune fille tenter de photographier une créature mutante. Lui, c’est Bennett Waisbren, un artiste californien qui a tout compris à l’excentricité du slop.

Comment expliques-tu l’émergence et la popularisation du slop et de tous ces contenus générés par IA ?

Bennett Waisbren : Tous ces visuels, je pense, servent de contrepoids à l’actualité, devenue lourde et accablante, et permettent aux gens de se déconnecter complètement pendant quelques minutes entre les vidéos de guerre et de politique qui défilent sur leur fil d’actualité. C’est une sorte de pause rafraîchissante, en quelque sorte.

Peut-on vraiment faire la distinction entre le moment où le slop relève simplement du troll et celui où il devient de l’art ?

Bennett Waisbren : Je suis convaincu que oui. À titre personnel, je considère sincèrement mon travail comme de l’art, et je suis très méticuleux dans sa conception et son raffinement. On peut bien sûr l’analyser comme du slop, mais pour ma part, je suis obsédé par les détails les plus infimes, comme la texture, la résolution et la conception sonore.

Visage défiguré et surréaliste à mi-chemin entre le singe, le monstre et la femme.
© Bennett Waisbren
Visage défiguré et surréaliste d'un homme plongé dans un chaudron d'eau.
© Bennett Waisbren

Tu oses aussi les références au dadaïsme et au surréalisme, non ? En observant ton travail, difficile de ne pas y voir des liens… 

Bennett Waisbren : Tout à fait. À l’instar du dadaïsme et du surréalisme, le slop généré par l’IA semble refléter une désillusion collective, une forme d’art née de la surcharge, de l’ironie et de l’effondrement du sens à l’ère numérique. Je pense que le slop fonctionne comme un art du détournement dans la mesure où il se moque sciemment de l’idée des Beaux-Arts, tout en y participant. Le slop est clairement conscient de lui-même, provocateur et irrévérencieux, et rejette l’idée que l’effort ou le raffinement déterminent la valeur artistique. En ce sens, il renvoie l’art haut de gamme à lui-même comme une forme ludique de protestation.

Sachant cela, peut-on dire que le slop est le reflet de notre psyché collective, en même temps que d’une industrialisation du bizarre ?  

Bennett Waisbren : C’est parfois mon impression, en effet. Pour moi, le slop est comme le symptôme d’un phénomène beaucoup plus vaste, une sorte de mécanisme de défense ou de catharsis face à un monde de plus en plus hostile.

Image surréaliste d'une femme plongée dans un bowl de ramen.
© Bennett Waisbren
Image surréaliste de deux chiens dont la peau se mélange avec un plaid.
© Bennett Waisbren

Des théoricien.nes tel.les que Valentina Tanni affirment que le slop est avant tout pensé pour capter notre attention, ce qui expliquerait cette esthétique de l’absurde et de l’excès. C’est une observation que tu partages ?

Bennett Waisbren : Je pense que tout art sur les réseaux sociaux est conçu pour capter l’attention, et le slop ne fait pas exception. J’ai également l’impression que les créateurs de nombreux slops à succès apprécient sincèrement leurs propres créations et en rient, ce qui n’est pas un facteur de motivation négligeable. J’ai moi-même publié de nombreuses œuvres sur les réseaux sociaux parce qu’elles me faisaient rire aux larmes et me procuraient une certaine émotion lorsque je les regardais.

C’est vrai que l’on a tendance à négliger la dimension humoristique des œuvres d’art. C’est pourtant l’une des caractéristiques les plus importantes du slop, non ? 

Bennett Waisbren : D’après mon expérience, l’impact du slop vient de la façon dont il vous désarme. Il peut être à la fois absurde, dérangeant et drôle. Certaines de mes plus grandes crises de rire sont venues de découvertes tellement déjantées et étranges qu’elles ont complètement bouleversé ma perception de la normalité. Il y a une joie étrange dans ce moment de confusion et d’incrédulité.

Image surréaliste de têtes d'hommes flottantes ou mélangées à des corps d'animaux.
© Bennett Waisbren
Image surréaliste d'une tête de femme noire mélangée avec le corps d'un animal et d'un sumo.
© Bennett Waisbren

Ce mélange d’étrange et de normalité, est-ce aussi ce que tu recherches lorsque tu regardes des films d’horreur, l’une de tes principales sources d’inspiration ? 

Bennett Waisbren : Je suis attiré par les films où l’horreur ne repose pas sur le gore, mais sur le malaise provoqué par la transformation : mouvements anormaux, anatomie déformée et terreur de perdre le contrôle de son propre corps. Des films comme Tusk me hantent particulièrement ; l’idée d’être contraint de prendre une autre forme, toujours conscient mais totalement impuissant, reste présente longtemps après le générique. Je suis fasciné par la façon dont ce type d’horreur psychologique s’imprime dans l’esprit.

Sur le plan personnel, je trouve une étrange catharsis dans la création d’horreur corporelle. Souffrant de problèmes de santé chroniques, je me sens souvent en désaccord avec mon propre corps, et à travers mon art, je peux extérioriser cette lutte, transformer la douleur en quelque chose de visuel, de tangible et d’extérieur à moi-même.

Dans une piscine à bulles, deux enfants jouent avec un corps surréaliste.
© Bennett Waisbren
Dans une grange, un homme donne à manger un ananas à une sorte d'escargot géant.
© Bennett Waisbren

Puisqu’on parle de ton rapport à l’art, combien de temps consacres-tu à chaque vidéo pour obtenir un résultat aussi détaillé ? Pour beaucoup, cette notion de temps de travail reste assez vague à l’ère de l’IA…

Bennett Waisbren : Le temps de travail peut varier considérablement, mais en général, je peux passer entre trente minutes et deux ou trois heures à peaufiner une œuvre, en particulier lorsqu’il s’agit d’améliorer la qualité d’image et la conception sonore. À l’Avant Galerie Vossen, les œuvres exposées comprennent certaines de mes pièces les plus virales, qui ont été vues des dizaines de millions de fois. Elles tournent autour des thèmes de l’image corporelle, de la distorsion et de l’anxiété silencieuse qui découle de la perception de soi. Je voulais capturer cette sensation « qui fait frissonner le cerveau » que l’on ressent lorsque quelque chose semble familier au premier abord, mais que plus on l’observe, plus on se rend compte que quelque chose ne va vraiment pas. Plus que du temps consacré à chaque image, c’est cette reconnaissance inconfortable qui m’intéresse.

Après tout ce que l’on vient de se dire, peut-on présenter le slop comme potentiellement le premier genre artistique redevable à l’intelligence artificielle ?

Bennett Waisbren : Je ne pense absolument pas que l’IA ait été le seul amplificateur du slop sur les réseaux sociaux. Je me souviens avoir vu du contenu slop bien avant l’arrivée de l’IA. Cela dit, l’IA a joué un rôle énorme dans le retour en force de ce genre et lui a insufflé une nouvelle énergie créative.

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