
Tout droit sortie d’un voyage dans le temps durant lequel les époques se seraient entremêlées, l’exposition Berserk & Pyrrhia dévoile les liens entre création contemporaine et Moyen Âge. Celui-ci, plus d’actualité qu’il n’y paraît, encourage l’émergence d’un regard nouveau et décentré sur le monde qui nous entoure.
Comment perçoit-on aujourd’hui le Moyen Âge ? Quels fantasmes engendre-t-il et d’où ces derniers nous proviennent-ils ? L’exposition Berserk & Pyrrhia, accueillie au Frac d’Île de France, se propose de répondre à ces questions au travers d’un parcours mêlant œuvres contemporaines et médiévales. Plus encore, elle invite à découvrir la place que continue d’occuper cet imaginaire au sein de la production artistique actuelle. C’est du moins le constat de Céline Poulin, directrice du Frac et commissaire de l’exposition, face à la récurrence du motif médiéval au sein de la jeune création.
Deux visions du Moyen Âge semblent s’y battre : l’une sombre et violente, héritée de la Renaissance ; l’autre, plus lumineuse, nourrie à l’imaginaire de l’heroic fantasy. Cette dichotomie se retrouve non seulement dans le titre de l’exposition, mais aussi dans sa répartition en deux lieux. Au Plateau (Paris 19e), tout d’abord, où « Berserk » fait référence au manga éponyme de Kentarō Miura et à son univers effrayant ; aux Réserves (Romainville), ensuite, où « Pyrrhia » renvoie à la série de livres Les Royaumes de feu de Tui T. Sutherland et à son monde merveilleux.
Si l’exposition fait la part belle à l’artisanat et aux pratiques manuelles, l’art numérique occupe lui aussi une place centrale. Par nécessité de coller à la création contemporaine, mais aussi, à en croire Camille Minh-Lan Gouin, commissaire associée, parce que l’utilisation de la 3D « permet aux artistes de créer des scénarios, des histoires, cette idée de narration qui est liée à une consommation de produits de fantaisie ». Or, ce genre littéraire, comme le jeu vidéo, empruntent aux codes médiévaux, de façon plus ou moins réaliste. Ainsi le public est-il invité à plonger dans d’étranges récits numériques, aux contours troubles.

Légendes médiévales et critiques sociales
Impossible de ne pas aller au-delà de cette dualité qui sous-tend ces interprétations médiévalistes. Ainsi les deux lieux d’expositions accueillent-ils parfois le travail d’un·e même artiste et permettent au merveilleux de s’introduire dans l’inquiétant, à l’obscurité de pénétrer le fantastique.
C’est le cas de Corentin Darré, qui présente son installation Un peu de plomb dans vos cœurs au Plateau, et Òme d’Aiga aux Réserves. Toutes deux croisent sculpture et vidéo, et mettent en scène des histoires tantôt inventées, tantôt tirées de légendes. L’animation 3D de la première œuvre, incrustée dans une façade en bois représentant une maison, est inspirée du saturnisme, une maladie d’intoxication par le plomb. On y découvre Saturne et Sébastien, deux personnages désignés comme responsables d’une épidémie contaminant tout un village médiéval d’un reflet argenté – leur amour interdit semble être la raison de cette inculpation. Pourchassés, ils sont ensuite condamnés à mourir sous les flèches pour être finalement brûlés au bucher. Entre les mains de Corentin Darré, ce récit devient fable et adopte les traits d’une critique sociale qui, bien que située au Moyen Âge, n’en demeure pas moins actuelle. « L’iconographie médiévale autorise plus de choses narrativement, il y a une mise à distance, ça permet de créer un aspect mythique qui favorise l’émergence d’une morale, d’une leçon », analyse Camille Minh-Lan Gouin.
Il en va de même avec Òme d’Aiga, ponton surplombé d’une vidéo racontant la légende médiévale de « l’homme d’eau », réactualisée par l’artiste : un jeune garçon, marginalisé parce que perçu comme trop féminin, s’enfonce progressivement dans un marais afin de distancer ses harceleurs. À nouveau Corentin Darré aborde avec finesse les thèmes de l’exclusion sociale et de la discrimination. Mobilisant physiquement le public, il l’invite à se placer dans la peau de son personnage stigmatisé. Le film se déploie en effet comme un long plan-séquence où le public adopte le point de vue du jeune homme, dérivant lentement dans les eaux froides la nuit tombée, tandis que le ponton sculpté, bordé de roseaux, prolonge l’immersion par-delà l’écran. Le passé n’a jamais paru aussi proche, et ses mythes, aussi modernes.


Le libre arbitre existe-t-il ?
Quel meilleur médium que le jeu vidéo pour développer une approche interactive ? Quelle peut y être la part d’agentivité et de liberté du joueur ? C’est ce qu’explore Mélanie Courtinat à travers son jeu vidéo narratif The Siren, où la notion de choix est mise à l’épreuve. Guidé par une narrateurice au ton moqueur, le public, incarné par une chevalière en armure étincelante, erre sur une plage au crépuscule. Sa quête ? Sauver une princesse. Pour cela, il lui faut d’abord ramasser les coquillages luisants disséminés sur le rivage. À la fin de cette première mission, s’il a suivi les indications de la voix off sarcastique, il apprend quelque chose d’a priori inenvisageable au sein des mondes vidéoludiques. Oui, il aurait pu désobéir. C’est même ce chemin, non tracé, qu’il lui aurait fallu emprunter s’il souhaitait satisfaire la princesse, qui n’avait en réalité nul besoin d’être secourue. Le joueur, dupé, ne peut que vouloir recommencer la partie.
Élaborant un univers où plusieurs fins sont possibles, Mélanie Courtinat cherche à « créer un apparat de libre arbitre et [à] proposer des narrations moins linéaires », explique Hugo Audaum, chargé de médiation pour les Réserves. Mais ce concept de libre arbitre a pour rivaux les normes et les codes sociaux. Parmi eux, il en est un de particulièrement puissant : le genre, Mélanie Courtinat refusant d’adhérer aux injections que ce dernier suppose en proposant une chevalière pour venir à la rescousse de la « demoiselle en détresse ». Cette féminisation de personnages que l’on imagine habituellement masculins se propage dans la salle d’exposition : à quelques pas du monde vidéoludique de l’artiste française se trouve une œuvre d’Héloïse Farago. Son nom ? Chevaleresse. Ce qu’on y voit ? Une poterie en céramique sur laquelle est dessinée la rencontre d’une cavalière avec une femme-lézarde, dans l’idée de reprendre les codes de représentation traditionnels de l’amour courtois pour les déplacer et proposer à la place une romance lesbienne. On comprend alors que chez Mélanie Courtinat et Héloïse Farago, les femmes apparaissent maîtresses de leur destin, sans hommes sur leur chemin.


Interroger nos croyances
L’exposition, décidément, s’attache à bouleverser nos attaches, ébranler nos repères. Au Plateau, au fond d’une salle plongée dans l’obscurité, une étrange sculpture numérique illumine faiblement la pièce. Signée Teresa Fernandez-Pello, The Heart of the Heart prend la forme d’un retable moderne, réalisé à partir de déchets électroniques et de câbles électriques. Comme dans une crypte, les voix résonnent dans la pièce-chapelle, tandis que l’œuvre impose un silence solennel. Si elle convoque une dimension religieuse, c’est un autre type de croyance qu’interroge l’artiste : celle qu’ont les êtres humains en la technologie, en ces outils numériques qui structurent la société actuelle et s’imposent comme notre principale source d’informations. Mais peut-on réellement se fier à ces multiples innovations ?
La forme du retable se révèle particulièrement propice à sonder nos convictions. Chez Raphaël Moreira Gonçalves, il ouvre sur l’existence possible de dimensions autres, d’un ailleurs mystique. Sa sculpture Z-dreams, mêlant argile et technologie contemporaine, dévoile des pans sur lesquels sont représentés d’inquiétants personnages. Pour les créer, le plasticien a confié à une intelligence artificielle de nombreux souvenirs personnels : un accident de voiture auquel il a assisté, ses rêves, ses cauchemars et des bribes de jeux vidéo. Le system prompt met ainsi en image une mémoire marquée par la violence et construit un pont entre le réel et l’imaginaire, tel un écho à cette riche exposition qui, en s’amusant ainsi du passé et du présent, du virtuel et du matériel, du vrai et du faux, participe à l’émergence de nouvelles réalités.
