À Montréal, la Biennale Momenta renverse les mécanismes qui conduisent à l’invisibilité, voire à l’effacement, de certaines cultures et invite à une réappropriation de leurs paroles dans des œuvres d’une grande profondeur réflexive. Lesquelles, c’est là leur force, envisagent l’histoire comme un grand récit, sans conclusion définitive.
« Quand est-ce que tout ça a commencé ? ». C’est là l’une des nombreuses phrases prononcées par Josèfa Ntjam. Celle-ci émerge depuis deux sculptures biosourcées, installées non loin d’un grand écran de cinéma incurvé où, durant vingt minutes, au rythme d’une mélodie méditative, la caméra se déplace au sein de différents univers générés informatiquement : un désert, un océan ou même l’espace – qui donne lieu à une autre phrase, piochée cette fois dans la discographie de Sun Ra : « Space is the place ».
Ce n’est pas là la seule référence de la Française : une salle de réflexion attenante dévoile sur une table une vingtaine de livres ayant nourri son travail – De là marge au centre de bell hooks, Les damnés de la terre de Frantz Fanon, Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret ou Contes des sages d’Amazonie, pour ne citer qu’eux. On comprend alors mieux ce qui anime les pensées de Josèfa Ntjam, dont l’œuvre présentée ici (swell of spæc(i)es) peut se lire comme une relecture contemporaine de la création centrée sur le plancton. C’est un mythe, inspiré de la cosmogonie dogon et traduit en animation 3D, au sein duquel l’océan et le cosmos, les espèces et les temporalités dialoguent en totale harmonie.

La vidéo comme témoignage
À sa manière, c’est-à-dire via une installation à la fois immersive et organique, Josèfa Ntjam donne de l’épaisseur à la thématique de cette 19e édition de la Biennale Momenta – « éloge de l’image manquante ». Du Centre PHI à Dazibao, de VOX au Musée d’art contemporain, en passant par le Musée des Beaux-Arts et la galerie UQAM, d’autres artistes prolongent cette réflexion dans des œuvres qui questionnent l’absence, le manque de représentation.
Les archives, si ce n’est le texte à proprement dit, jouent ainsi un rôle clé chez la plupart d’entre eux, soucieux de réécrire une histoire – intime ou collective – à même d’éviter les non-dits, capable de documenter l’invisible, ce qui est traditionnellement condamné à la marge. Si tous n’utilisent pas les outils numériques pour formuler leurs idées créatives, force est de constater que la plupart semblent témoigner d’un rapport passionnel avec le format vidéo.

C’est le cas, par exemple, de quatre œuvres situées à quelques mètres les unes des autres – mais dans deux institutions différentes : Les feux que vos derniers soufflés ravivent (Mouvements I et III) de Myriam Omar Awadi et Orchard Station Road de OK Pedersen (au Centre Clark) ; Poussières de Na Mira et Une communauté de corps accueillant des cellules en migration d’Anouk Verviers à Dazibao. À chaque fois, il s’agit de prolonger une histoire inachevée (Na Mira imagine les scènes manquantes du film White Dust From Mongolie de Theresa Hak Kyung), de troubler le geste narratif, d’évoquer une réalité trop souvent tue (« J’observe le passé et le passé de l’endométriose », dit Anouk Verviers), de s’appuyer sur le travail d’intellectuels (Frantz Fanon et l’anthropologue Damir Ben Ali dans le cas de Myriam Omar Awadi), et donc, par extension, de faire résonner l’inconnu, le mystique ou le marginal au sein du monde contemporain.

Se souvenir pour mieux lutter
D’exposition en exposition, on est particulièrement marqué par la manière dont les artistes décortiquent la société avec un regard politique, documenté, curieux d’aller voir ce qui est enseveli sous les récits officiels, encore trop souvent inattentifs à ce qui se joue au cœur des marges. Ainsi de Iván Argote qui, avec Levitate, rappelle que l’espace public a toujours été un espace de propagande, un lieu où se reproduit l’exercice du contrôle, illustré ici via la présence d’un monolithe égyptien en plein centre d’un rond-point parisien : pourquoi affiche-t-on avec tant de fierté un objet volé ? Quel est le sens de le voir là aujourd’hui, à cet emplacement précis ?
Il en est de même avec Sanaz Sohrabi qui, dans un film de 68 minutes (Un calendrier incomplet), à mi-chemin entre l’analyse d’archives et le cinéma expérimental, met en perspective l’extraction des ressources pétrolières en Iran et, plus largement, dans le tiers-monde. Au-delà d’être une simple marchandise, le pétrole n’a-t-il pas permis la construction d’une solidarité panarabe ? Quid de ce projet transnational, brisé par le triomphe de l’économie néolibérale dans les années 1970 ?

Parfois, les questions soulevées par les artistes relèvent plutôt de l’intimité physique, mais convoquent quoi qu’il arrive une quantité d’archives. À l’image de Caroline Mauxion, dont l’essai poétique Chaque pas doit-il toucher le sol ? entend mener une réflexion autour de la malformation, de la portée de ce terme, de sa symbolique au sein de l’imaginaire collectif. Pour cela, l’artiste, qui se dit « pur produit de l’UQAM », s’appuie sur les archives de ses différentes opérations et étend son geste de plasticienne dans une œuvre vidéographique. Impulsée par des velléités de documentariste, celle-ci reste avant tout un film d’art, envisagé par l’artiste comme une « manière de sortir de sa zone de confort », sans chercher à illustrer les pièces qui l’entourent. L’idée, avoue-t-elle, est de mener une réflexion sur ce que l’on peut ressentir, sur la façon « dont le corps est contraint, soutenu ou transformé par différents mécanismes de normalisation ».

Devoir de mémoire
Au moment de quitter Montréal, une dernière œuvre reste indéniablement en tête, ne serait-ce que parce qu’elle prolonge la thématique centrale de Momenta, questionnant la notion d’effacement des mémoires, de figures spectrales, qu’elle rend présentes par un travail d’agencement d’images, entre absence et remémoration, entre creux et comblement. Avec Bêtise humaine, l’artiste canado-libanaise Joyce Joumaa propose certes une archive critique des luttes postcoloniales toujours à l’œuvre, mais elle le fait avec la manière, en juxtaposant des extraits du match de foot France-Algérie, en 2001, lors duquel des supporters algériens avaient envahi le terrain, à des scènes du film La bataille d’Alger (1966). Ou comment, en restituant l’impact de la colonisation par le montage et le flou des images, relier deux époques différentes, deux médiums qu’a priori tout oppose (le film-documentaire et le divertissement sportif télévisé), d’anciennes et de nouvelles générations animées d’une même colère, souffrant d’un même manque de représentation.
En quatorze minutes à peine, Bêtise humaine réussit ainsi un triple exploit : créer un écho entre passé colonial et tensions contemporaines, révéler l’instrumentalisation du sport comme outil diplomatique et politique, et rappeler à qui en douterait encore que le passé, même enfoui, finit toujours par ressurgir. Ce qui, in fine, nous fait dire que la vingtaine d’œuvres présentées lors de la Biennale Momenta ne sont pas juste un instantané de l’art ; elles sont la mémoire de tout ce qui finit par s’évaporer dès lors que l’on détourne le regard.
- Biennale Momenta, jusqu’au 01.11.25, Montréal.