Formée au design textile à Londres, Valentine Dardel est une artiste du corps, de la lumière et de la mémoire. Autant de motifs qui se télescopent dans des œuvres colorées, nées de pratiques diverses (digitales, artisanales) et animées par l’idée de lâcher-prise, d’altérer les images, de se jouer de ses propres références pour rester dans une ambiguïté finalement plus sensible et éloquente que n’importe quel discours un peu trop frontal.
Tenir à corps. C’est fou comme le titre d’une exposition personnelle peut parfois résumer le travail d’une artiste, ses obsessions, la sensibilité de son propos. À observer le travail de Valentine Dardel, on comprend en effet à quel point la plasticienne aime se jouer des corps, les fragmenter, les réduire à de simples silhouettes, les masquer sous divers effets pixelisés. À l’écouter nous raconter ses principales inspirations, on comprend aussi que, de Le Caravage à Gaspar Noé, en passant par Zaho de Sagazan et Anni & Josef Albers, la Parisienne aime les histoires et les éléments qui restent en suspens, les œuvres qui visent l’émotion plutôt que l’intelligible, qui font vibrer la matière plus qu’elles restent figées dans des esthétiques sclérosées.
La lumière – Le Caravage
« Si la lumière a toujours été une fascination première pour moi, c’est en grande partie grâce à ma grand-mère, amoureuse de Caravage. Lors d’un voyage à Rome, à l’âge de huit ans, j’ai croisé le regard de Judith décapitant Holopherne. Je suis restée là, figée devant cette scène brutale mais étrangement hypnotique, captivée par la manière dont la lumière devenait presque palpable, révélant la tension de ce tableau.
Depuis cet instant, mon œil est happé par les jeux infinis de la lumière : les reflets, les distorsions, les rayons glissant sur les matières comme une caresse, révélant leurs textures secrètes. Lumière et couleur sont pour moi intimement liées, inséparables, l’une dévoilant l’autre silencieusement. Les irisations, ces instants éphémères où la lumière se fragmente en mille nuances, me touchent particulièrement.
Je n’ai jamais eu l’âme scientifique, mais l’optique me semble poétique. Mon travail explore cette poésie en s’appuyant souvent sur le pli, forme idéale pour révéler la lumière. Comme les drapés minutieusement peints dans l’histoire de l’art, ma série Selfportrait illustre la lumière en jouant avec les plis du corps. La lumière épouse les courbes, dévoile ce qui se cache, et trouble les repères. »
La couleur – Marrakech
« La déambulation, une source primaire d’inspiration. Apprendre à voir, à transformer par l’intention d’un regard une simple affiche déchirée sur une tôle rouillée en une composition abstraite et saturée. Je suis partie quelques jours à Marrakech en avril, et j’y ai trouvé mes couleurs. Yves Saint Laurent disait : “La couleur m’a été donnée par les couleurs du Maroc”. J’ai eu la chance d’y aller très jeune et de nombreuses fois depuis. À chaque visite, c’est la même fascination renouvelée face à la densité des couleurs et à l’audace des palettes.
Paris, où je vis et travaille, est une ville précieuse et chargée d’histoire, mais aussi rangée, beige et grise, presque étouffée par sa propre élégance. Périodiquement, je ressens ce besoin de m’évader. La couleur, c’est de la joie brute et immédiate, une énergie palpable. Enfant, notre univers déborde de couleurs vives : jouets, vêtements, dessins. Puis le temps passant, le monde semble perdre de sa vivacité, devenant sérieux et raisonnable. Dans mon travail, je cherche à retrouver cette joie simple, cette liberté naïve d’une palette saturée et spontanée.
En parallèle, mon activité de graphiste nourrit profondément ma démarche plastique. La couleur y est essentielle, non seulement comme outil esthétique, mais aussi comme langage chargé de sens. Cette double identité influence fondamentalement la manière dont je compose mes couleurs. »
Le corps – Zaho de Sagazan
« “Mon corps, je t’oublie trop, j’te r’garde pas, là où il faut”. Ces mots simples mais profondément sincères de Zaho de Sagazan résonnent. Comme beaucoup de femmes, mon rapport au corps est traversé par des pressions sociales omniprésentes. La beauté, la minceur, la perfection imposée façonnent subtilement et parfois violemment notre estime de soi. Trop souvent, la valeur d’une femme se résume à son apparence, à sa plastique, réduisant son identité à un simple objet d’évaluation.
Je suis consciente que les hommes vivent également leurs propres injonctions, mais je parle ici d’une réalité que je connais intimement. Dans ce contexte, le travail de Niki de Saint Phalle m’anime également. Ses « Nanas » célèbrent sans retenue les courbes voluptueuses, affirmant haut et fort la beauté d’un corps pleinement assumé. À travers son œuvre, de Saint Phalle libère les formes et les couleurs, invitant chacun à embrasser pleinement son corps tel qu’il est : vivant, authentique, et profondément beau.
Ma série Selfportrait part de photographies du corps nu, honnête et vulnérable, où chaque pli devient sujet. L’image est ensuite altérée et le corps s’habille de lumières colorées. Progressivement, il s’éloigne d’une lecture directe, il devient forme.
Le tabou sexuel – Gaspar Noé
« Découvrir l’œuvre de Gaspar Noé a été pour moi un choc violent. On aime ou on déteste, il n’y a pas d’entre-deux, il est clivant, il est audacieux. Il ose dévoiler sans pudeur ce que l’on préfère habituellement cacher. Dans ses films, comme Love, le sexe n’est jamais simplement suggéré, il est frontal, cru, exposé à la lumière vive de l’écran. Cette transparence radicale est, à mon sens, nécessaire pour lutter contre les tabous qui entourent, entre autres, la sexualité, domaine où le silence et l’inhibition règnent trop souvent.
Nous sommes, par essence, des êtres sexués, animés par un désir et une créativité qui s’épanouissent pleinement dans l’intimité des corps. Contrairement à certaines traditions qui réduisent le sexe à une simple fonction reproductrice, je crois profondément en sa dimension créatrice, joyeuse, et puissante. Le plaisir sexuel est une expérience profondément humaine (mais pas que), essentielle à l’équilibre et au bonheur.
Pourtant, le sexe reste l’un des grands tabous de notre société. Ce silence génère ignorance, désinformation et frustration, parfois avec des conséquences dramatiques, particulièrement pour les femmes. Il est pour moi essentiel d’ouvrir des espaces de dialogue autour de ces questions, sans honte ni censure, mais avec une sensibilité et une franchise qui invitent à réfléchir et à s’interroger.
Je développe actuellement une série inspirée de magazines pornographiques des années 1980, où je retravaille les images pour créer un équilibre délicat entre flou et figure. L’idée est d’offrir au regard une zone de confort suffisante pour permettre le dialogue, tout en conservant une honnêteté fondamentale vis-à-vis de l’acte représenté. Pourquoi la représentation de la sexualité serait-elle plus problématique que celle d’un meurtre, comme celui que Caravage représente ? »
La matérialité de la couleur – Anni & Josef Albers
« L’exposition consacrée à Anni et Josef Albers au Musée d’Art Moderne à Paris en 2021 a été comme une lettre d’amour pour moi, douce, rassurante et excitante. Voir tant de génies s’exprimer et se compléter à travers différents médiums, vivre à l’unisson et au singulier. Elle, tisseuse et dessinatrice. Lui, designer et peintre. Je savais depuis toujours que ma voie serait intimement liée à celle de l’art. Venant d’une famille de médecins, ce choix n’était pas sans inquiétude. Mon père a tenté de me maintenir aussi longtemps que possible sur un chemin plus conventionnel. L’incertitude de l’avenir étant contagieuse, j’ai préféré me tourner vers une voie plus sûre, plus tangible, celle du Design Textile – du moins pour un temps.
Univers insoupçonné, fascinant et souvent incompris. Je me suis passionnée pour la matérialité des objets, explorant la maille, le tissage, le plissage et la sérigraphie. Mes années immergées entre fil et pigment m’ont ouverte à l’installation, au dessin et à l’art numérique, autant d’éléments qui nourrissent aujourd’hui ma pratique artistique.
L’art textile ou Fiber Art n’est que peu représenté, et qu’il est réconfortant de ne plus se sentir seule. C’est cette sensation, le réconfort, qui m’a parcourue en découvrant le travail d’Anni Albers, mais aussi celui d’artistes comme Sheila Hicks, Kenia Almarez Murillo ou encore Ptolemy Mann, toutes virtuoses de la matière colorée. Suite à cette exposition j’ai fait une découverte peut-être plus grande encore, celle du célèbre ouvrage de Josef Albers, L’Interaction des couleurs, une référence qui nourrit constamment mon travail. Ce livre explore avec précision la manière dont les couleurs dialoguent, interagissent et se transforment mutuellement. On peut voir son influence notamment dans mes peintures irisées, Les Empreintes, où j’y crée des illusions chromatiques.