Catharsis et révolution trans noire : qui est Danielle Brathwaite-Shirley ?

30 décembre 2024   •  
Écrit par Lila Meghraoua
Catharsis et révolution trans noire : qui est Danielle Brathwaite-Shirley ?
Portrait de Danielle Brathwaite-Shirley ©Danielle Brathwaite-Shirley

Ses œuvres habitent aussi bien le classieux Tate Museum que les hangars du Berghain à Berlin. Avec son esthétique vintage qui évoque les premiers jeux RPG, l’artiste britannique Danielle Brathwaithe-Shirley immerge ses visiteurs dans une forme de thérapie collective sur fond d’archives des communautés noires et queer, souvent absentes des récits traditionnels.

« Vous avez sauvé une âme et effacé 55 avec votre regard. Une seule âme vous sourit ». Dans le grand hall du célèbre club d’outre-Rhin, le Berghain, les Berlinois permanents et de passage ont pu cet été – et cet automne – passer un test de moralité d’un nouveau genre grâce à l’installation The Soul Station de l’artiste britannique Danielle Brathwaite-Shirley. Au sein de cette œuvre-jeu vidéo, les visiteurs ont pour mission de sauver des personnages dans un temps limité. Sur leur chemin, un « Do you need to change ? » clignote – en lettres pop et un brin rétro – à plusieurs reprises. Le ton est donné.

L’art comme épreuve morale et collective

« Mon intention est de pousser tout un chacun à s’interroger sur qui il est et peut-être décider de changer ou pas. Au fond, je m’en fiche que vous changiez. Ce à quoi j’ambitionne, c’est que vous vous interrogiez », confie l’artiste. Autrement dit, les œuvres de Danielle Brathwaite-Shirley ne donnent pas de réponses, mais posent des questions, souvent inconfortables sur les valeurs qui animent le visiteur, son identité, ou simplement son humeur du moment. Et donc bousculent ses certitudes : « Quelque part, je veux pousser les gens à écrire le propre manifeste de leur vie. Quelle est leur raison d’être, leurs idées sur le monde, etc. ? ». 

Dans No Space For Redemption, le joueur incarne une personne trans et est confronté à plusieurs situations – hélas – du quotidien, comme être poursuivi dans la rue la nuit ou se heurter à un contrôle de papiers particulièrement désagréable à l’aéroport. À un moment, il doit décider s’il accuse l’officier de racisme ou pas. Quant à Pirating blackness, celui-ci immerge le visiteur à l’intérieur d’un navire pratiquant le trafic d’esclaves. « Vous fait-on traverser l’océan de force ou êtes-vous colons », demande le jeu. Une approche interactive qui peut dérouter les visiteurs… 

Des avatars typiques des années 1990 dansent dans un club virtuel où des écrans diffusent ce slogan : "Do you need to change".
The Soul Station ©Danielle Brathwaite-Shirley

Peu habitués à briser le quatrième mur, il n’est effectivement pas rare que les spectateurs mettent plus de temps à sortir de leur réserve traditionnelle : « Récemment, lors d’une performance au Tate Museum, je me suis retrouvée à chanter la moitié de la performance avant que les gens se joignent à moi et interagissent avec les autres ». Les visiteurs évoquent alors le sujet de la censure, de la crainte de parler. « Puis ça s’est débloqué et on a parlé de sujets dont on parlerait plutôt entre amis ». Parfois même, les gens se rapprochent physiquement. À entendre Danielle Brathwaite-Shirley, « ils s’allongent, s’embrassent ». Pour l’artiste, les arts numériques, et en particulier les propositions connectées aux codes du jeu vidéo, doivent permettre ce type d’interaction, d’engagement. Pour elle, c’est sûr, les technologies digitales sont des médiums puissants, idéaux pour confronter le visiteur aux dilemmes contemporains et le faire réagir intérieurement et collectivement : « Je veux qu’il se passe quelque chose. Je vois mes œuvres comme des cérémonies collectives et ouvertes, ce que devrait finalement être constamment l’art. Personnellement, celui-ci ne m’intéresse que lorsqu’il génère de la discussion et des émotions ». 

Parfois, l’émotion recherchée survient de manière complètement inattendue. En 2023, Danielle Brathwaite-Shirley participe à The Fire Next Time, une exposition collective à la Villa Arson de Nice. Elle performe alors Struggling For Comfort, où les visiteurs sont invités à porter des corps. « Personne ne participait, je me retrouve à les pousser et suis rapidement coincée. Jusqu’à ce que quelqu’un vienne m’aider. Et là, je regarde le public, et je m’aperçois que tout le monde était en train de pleurer ».

Un spectateur interagissant avec une œuvre numérique, matérialisée sous la forme d'un écran tactile.
The Soul Station, de Danielle Brathwaite-Shirley ©Alwin Lay/LAS Art Foundation

Une archiviste spéculative

Ce rapport à l’art comme expérience est d’autant plus puissant que Brathwaite-Shirley travaille avec un matériel historique qu’elle crée elle-même : des archives sur l’histoire noire et trans. « Avec mes amis, on fréquentait beaucoup la scène burlesque queer à une époque. J’ai naturellement commencé à les filmer ». Elle met en scène cette parole dans des espaces réalisés en 3D. « C’était un peu comme un journal artistique de nos intimités ». Depuis, certains de ces amis ont disparu, mais leur parole reste. 

« Si vous regardez bien, nos vies trans et noires ne sont pas documentées. On a l’impression qu’on est sorti de nulle part, un beau jour », Plutôt  que de creuser dans les archives historiques « traditionnelles » qui, à l’entendre, « nous ont oublié.e.s », Danielle Brathwaite-Shirley se dit qu’elle pourrait essayer de « raviver cette mémoire en utilisant le numérique ». On lui confie alors qu’on la voit comme une archiviste, une documentariste spéculative, à la croisée entre le travail de l’historien et de l’auteur de fiction. Elle acquiesce. 

Un monde virtuel mettant en scène un club vidé de présence humaine où se distingue au fond une formule lumineuse en forme de rond.
The Soul Station, de Danielle Brathwaite-Shirley ©Alwin Lay/LAS Art Foundation

Si l’expérience collective est aujourd’hui ce qui l’intéresse au sein de sa pratique artistique, son approche d’archiviste d’une mémoire trans et noire traverse toutes ses œuvres. Il suffit pour en attester de taper « Black Trans Archive » dans Google : aussitôt, le travail de Danielle Brathwaite-Shirley remonte parmi les premières occurrences. Sur le site éponyme, un avertissement : oui, cette plateforme est bel et bien « pro black trans and for us ». Quelques clics et à nouveau, cette question surgit : « Comment vous identifiez-vous ? ». À croire que l’artiste britannique ne compte pas lâcher le spectateur, invité chez elle à composer « le manifeste de nos vies ». Et si l’art, c’était avant tout cela ?

À lire aussi
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Portrait de Jonathan Coryn
Jeux vidéo, Islande et culture queer : les 5 inspirations de Jonathan Coryn
Ancien étudiant des Beaux-Arts de Cergy, et de Royal Academy of Denmark, l’artiste et game designer français est aujourd’hui le créateur…
26 avril 2024   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Art numérique : une autre représentation du corps féminin
“Reality Check » ©Beryl Bilici
Art numérique : une autre représentation du corps féminin
Male gaze omniprésent, stéréotypes perpétrés et peu de place laissée aux femmes… Il suffit d’ouvrir un livre consacré à l’histoire de…
18 décembre 2023   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Sabrina Ratté : "via la 3D et les IA, un nouveau monde s’est ouvert à moi"
“Inflorescences” ©Sabrina Ratté
Sabrina Ratté : « via la 3D et les IA, un nouveau monde s’est ouvert à moi »
Durant l’été, de mi-juillet à fin septembre, Fisheye Immersive part à la rencontre de huit artistes numériques venus du monde entier…
12 septembre 2023   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Explorez
June Kim, l'universalité de l'art au bout du fil
“Intersection” ©June Kim
June Kim, l’universalité de l’art au bout du fil
Installée à Los Angeles, June Redthread, de son véritable nom June Kim, explore les relations humaines et construit des connexions...
14 janvier 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (1/5)
“The Secret Life Of Flowers” (2018-2024), Art Basel Miami 2024 ©Julieta Tarraubella/Rolf Art
À découvrir : nos 15 révélations art numérique pour 2025 (1/5)
Jusqu'au 8 février, Fisheye Immersive profite de chaque samedi pour mettre en valeur le travail de trois artistes voués à marquer 2025 de...
11 janvier 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
« La Luz de un Lago » : théâtre de la technique et de l'immersion
“La luz de un lago”, de EL conde de Torrefiel ©Andrea Macchia
« La Luz de un Lago » : théâtre de la technique et de l’immersion
Imaginez : un spectacle sans protagoniste, où seuls la lumière, le son et les projections suffisent à vous projeter au cœur d’une...
10 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
De Jérémy Bentham à Michel Foucault : comment la philosophie du plaisir influence la création numérique ?
MiyöVan Stenis Eroticissima, 2021. Installation detail, HEK, 2021. Photo by Franz Wamhof
De Jérémy Bentham à Michel Foucault : comment la philosophie du plaisir influence la création numérique ?
Lordess Foudre, Ugo Arsac, Pierre Pauze ou encore Miyö VanStenis, tous ces artistes le prouvent : de la machine désirante à la création...
09 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Début février, Paris accueille le Sommet pour l'action sur l'Intelligence Artificielle
Début février, Paris accueille le Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle
Les 10 et 11 février 2025, le Grand Palais accueille le Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle. Un grand rendez-vous à...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Zoé Terouinard
June Kim, l'universalité de l'art au bout du fil
“Intersection” ©June Kim
June Kim, l’universalité de l’art au bout du fil
Installée à Los Angeles, June Redthread, de son véritable nom June Kim, explore les relations humaines et construit des connexions...
14 janvier 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
"Incendies" : les visions étincelantes de Louis-Paul Caron
“L’aéroport”, œuvre digitale vidéo ©Louis-Paul Caron
« Incendies » : les visions étincelantes de Louis-Paul Caron
Alors que le feu ravage actuellement les paysages de Californie, Louis-Paul Caron tire de la beauté de ce genre de situation dramatique...
14 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Net.art : la carrière Rafaël Rozendaal en 5 dates clés
Rafaël Rozendaal, lors de son exposition “Color, Code, Communication” ©Museum Folkwang
Net.art : la carrière Rafaël Rozendaal en 5 dates clés
Depuis le début des années 2000, l’artiste néerlando-brésilien Rafaël Rozendaal s’illustre au sein du paysage informatique, où il fait...
13 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard