Quel est le quotidien d’une avocate spécialisée dans le marché de l’art et en propriété intellectuelle ? Comment défendre ses droits lorsqu’on est artiste ? Est-ce qu’une œuvre générée par IA doit être protégée par les droits d’auteur ? La parole est à Lucie Treguier, qui répond à ces diverses questions depuis son cabinet parisien, Aœdé.
Le droit aurait pu vous mener dans bien des domaines. Pourquoi l’art, en particulier ?
Lucie Treguier : J’ai toujours baigné dans le milieu artistique, mon père étant collectionneur d’art asiatique, ma mère passionnée par l’architecture. Petite, j’adorais aller voir des expositions, j’ai fait de la musique au conservatoire, etc. Pour compenser cette appétence pour l’art, qui ne s’est pas concrétisée par un talent particulier, j’ai fini par tout relier au sein de mon parcours scolaire, via un double cursus : en droit et en histoire de l’art. C’est donc tout naturellement que je me suis dirigée par la suite vers la propriété intellectuelle et le marché de l’art. C’est une manière de combiner mes deux passions, mais aussi d’être quotidiennement en contact avec les acteurs du marché de l’art, qui nourrissent notre quotidien et notre créativité.
Vos premières expériences professionnelles ont eu lieu en Australie, c’est bien ça ?
Lucie Treguier : Après avoir obtenu l’examen d’entrée du Barreau (CRFPA) en 2015, j’ai travaillé pendant trois ans en Australie, où, en parallèle de mon job de juriste en cabinet, j’étais bénévole pour une association (the Arts Law center of Australia) donnant des conseils pro bono aux artistes précaires, notamment aborigènes. Quand je suis rentrée à Paris, en 2018, j’ai d’abord été avocate collaboratrice dans un cabinet spécialisé en propriété intellectuelle, où j’ai travaillé pour des acteurs du monde du luxe et de la mode, mais aussi dans le domaine des nouvelles technologies et du marché de l’art. En parallèle de cette collaboration, j’ai rapidement développé une clientèle personnelle, principalement dans le milieu du marché de l’art en travaillant avec des artistes, des galeristes, des commissaires-priseurs, etc.
Est-ce également à cette période que vous avez l’idée de créer l’association Le Barreau des Arts ?
Lucie Treguier : En rentrant en France en 2018, j’ai constaté qu’aucune structure telle que l’association australienne dans laquelle j’étais investie à Sydney n’existait, ce qui qui est particulièrement étonnant quand on sait que de nombreux pays considèrent la France comme le pays protecteur des droits d’auteur ! Nous nous sommes alliés avec Corentin Schimel, artiste, et très engagé depuis toujours sur ces sujets, pour créer la structure qui deviendra le Barreau des Arts.
En 2023, j’ai également crée mon cabinet (Aœdé) avec mon associée Cyrielle Gauvin, dédié aux industries créatives et culturelles. Nous ne sommes pas spécialisées dans un domaine du droit mais dans une industrie. Nous assistons nos clients, différents acteurs du marché de l’art (galeries, artistes, commissaires-priseurs, musées, associations et fonds de dotation, mais également sociétés) en conseil et en contentieux, sur les différents sujets qu’ils rencontrent.
On a d’ailleurs l’impression qu’il y a ces dernières années une intensification des collaborations entre les entreprises et les artistes…
Lucie Treguier : Il y a effectivement un réel attrait pour l’art de la part des entreprises, que ce soit dans le monde du luxe, de la mode, mais également dans des domaines que l’on n’imagine moins comme l’automobile ! Au cabinet, nous accompagnons les sociétés et les artistes dans le cadre de la réalisation de tels projets, nos missions sont vraiment 360, du choix de l’artiste, à la structuration du projet, la contractualisation (notamment les sujets de cession de droit), et la réalisation du projet (assurance, etc).
Dans la même veine, nous travaillons également auprès de collectivités toujours plus intéressées par des projets artistiques d’envergure, dans le cadre de projet de commande d’œuvres dans l’espace public. Cet engouement est une très bonne nouvelle pour les artistes !
« Un artiste qui ne connaît pas ses droits ne peut pas obtenir le fruit de son travail, comprendre l’ampleur des droits qu’il cède, la manière de protéger ses œuvres. »
Il vous semblait dès lors pertinent d’aller encore plus loin en créant le Barreau des Arts, qui vise à promouvoir l’accès au droit aux auteurs et aux artistes-interprètes précaires ?
Lucie Treguier : Dans ma pratique, j’ai pu relever un réel manque de connaissance des artistes. Le manque d’outils pour faire entendre sa voix est bien souvent problématique : un artiste qui ne connaît pas ses droits ne peut pas obtenir le fruit de son travail, comprendre l’ampleur des droits qu’il cède, la manière de protéger ses œuvres et de faire respecter son travail, et ainsi, sa valeur. Cela se comprend facilement ; les artistes ont tellement à faire au-delà de leur activité créatrice, on leur demande d’être de véritables entrepreneurs aujourd’hui, et le droit, d’ailleurs très peu enseigné dans les écoles d’art, passe souvent au second rang. Ils se retrouvent alors trop souvent dans des situations déséquilibrées face à leurs partenaires, à signer des contrats désavantageux mais qui les engagent.
La précarité dans le milieu de l’art est une réalité, et hélas, persiste, et les artistes les plus précaires ne peuvent tout simplement pas payer des honoraires d’avocats et se trouvent ainsi complètement démunis. C’est pour répondre à ce besoin que nous avons voulu, avec Corentin, créer le Barreau des Arts.
L’arrivée des NFTs a-t-elle contribué à rééquilibrer la balance ?
Lucie Treguier : J’ai l’impression que le phénomène est quelque peu retombé ! Au cabinet, comme dans le cadre de l’association, on voit moins de dossiers passer à ce sujet ces derniers mois… Ce qui prédomine aujourd’hui, c’est l’IA. En tant qu’avocat dans notre domaine, c’est devenu notre quotidien, nous avons de nombreuses demandes, notamment de sociétés et d’artistes qui veulent créer des œuvres l’IA ou veulent l’utiliser – comment peuvent-elles faire ? Comment générer des œuvres ? Comment les protéger ? Cela amène aussi son lot de sujets précontentieux, ce qui est une vraie problématique dans le sens où aucune décision juridique n’a encore été prise en France. Tout l’enjeu, pour nous, est donc de savoir comment limiter les risques de nos clients.
« Si l’auteur a fait plusieurs itérations et a utilisé l’IA comme un simple outil, alors il semble tout à fait logique, que l’œuvre ainsi créée soit protégée. »
Tant de choses restent à défricher que le sujet doit être relativement excitant en tant qu’avocate, non ?
Lucie Treguier : Totalement ! On regarde ce qui se passe dans d’autres pays, on avance à tâtons, on cherche à utiliser l’arsenal juridique existant, pour l’appliquer à des sujets insoupçonnés à l’époque de l’entrée en vigueur des lois. Est-ce qu’une œuvre générée par IA doit être protégée par les droits d’auteur ? Si oui, qui est titulaire des droits ? Heureusement, le droit actuel répond déjà à un certain nombre de questions. Par exemple, on sait qu’une œuvre doit être protégée dès lors qu’elle est originale, c’est-à-dire qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. Si elle est générée par l’IA uniquement, l’œuvre ne sera pas protégée dès lors que l’on ne pourra démontrer l’empreinte de la personnalité, les choix libres et arbitraires de l’auteur. En revanche, si l’auteur a fait plusieurs itérations et a utilisé l’IA comme un simple outil, alors il semble tout à fait logique, que l’œuvre ainsi créée soit protégée.
Cela dit, on a hâte que des décisions soient rendues, notamment au sujet de l’entraînement des systèmes, y compris par des œuvres protégées par l’intelligence artificielle, ce qui est un vrai sujet pour les artistes. Il ne faut toutefois pas jeter la pierre à l’IA, énormément d’artistes l’utilise. C’est un outil très puissant qui fait désormais partie de notre quotidien, et de la création de manière plus particulière.
« Internet a brouillé notre rapport aux œuvres. »
On dit qu’à l’heure de l’IA, tout le monde peut se revendiquer artiste. Depuis maintenant cinq ans que le Barreau des Arts existe, ressentez-vous une demande s’accentuer ?
Lucie Treguier : Ce qui est certain, c’est que plus d’une centaine d’artistes précaires nous contacte chaque année sur des sujets liés aux droits d’auteur. Au sein du Barreau des Arts, nous avons réunis une équipe de 80 avocats bénévoles, tous spécialisés en propriété intellectuelle ainsi qu’une trentaine d’étudiants en master 2. Grâce à eux, nous donnons des outils aux artistes les plus précaires, qui permettent aux artistes de comprendre leurs droits et de saisir la situation dans laquelle ils se trouvent. Par exemple, si une galerie propose un contrat à un artiste, nous allons aiguiller ce dernier sur ses droits et obligations : des sujets d’exclusivité, de pourcentage de vente, et évidemment de cession de droits. De la même manière, lorsqu’un artiste pense être victime de contrefaçon, nous examinons concrètement les œuvres en cause, puis nous conseillons les artistes et leur donnons des pistes pour qu’ils puissent, eux-mêmes, tenter d’adresser une mise en demeure sur la base des fondements juridiques pertinents.
Quant au chamboulement lié aux cultures numériques, je dirais qu’Internet a surtout brouillé notre rapport aux œuvres. Beaucoup de personnes supposent qu’une œuvre visible sur un site ou les réseaux sociaux est libre de droits… Évidemment ce n’est pas le cas : ce n’est pas parce qu’un artiste poste publiquement une œuvre sur Instagram que l’on peut faire ce que l’on veut avec l’image ou la création d’un tiers ! Nous rassurons et rappelons cela aux artistes quotidiennement.