Derrière cette appellation probablement inventée lors d’une réunion de start-uppers en Veja blanches, le creative technologist symbolise avant tout la pluridisciplinarité induite par les arts numériques. À la croisée du développement technologique et de la réflexion créative, Maxime Touroute en est l’exemple parfait, lui qui se définit volontiers comme un « couteau-suisse », capable de savoir quelle technologie privilégiée pour les besoins d’un mapping interactif, d’un spectacle de danse en réalité augmentée ou d’une pièce de théâtre XR.
De la production à la monstration, l’art numérique soulève un tas de nouvelles problématiques. En coulisses, dans des studios ou des chambres transformées en atelier, il implique également l’émergence de nouveaux métiers, parfois difficilement lisibles. C’est là tout l’intérêt de cette nouvelle série d’entretiens, menés au contact d’acteurs et actrices de l’ombre. À l’image de Maxime Touroute, creative technologist, qui dit avoir suivi un « cursus assez traditionnel » : une formation en ingénierie informatique, d’abord, puis un stage chez Millumin, un logiciel de vidéo-mapping, avant de se lancer pleinement en indépendant, animé par l’envie de concilier ses envies artistiques et ses compétences de développeur. Un choix judicieux, tant le quotidien de Maxime Touroute oscille aujourd’hui entre le développement de logiciels et la mise à disposition de ces derniers au sein de l’art, vivant ou numérique. L’objectif, lui, reste systématiquement le même : « Débloquer de nouvelles possibilités créatives ».
Concrètement, qu’est-ce qu’un creative technologist ?
Maxime Touroute : On n’est pas beaucoup, j’en connais peu, chacun à sa manière de travailler, donc je ne sais pas si je peux en donner une définition définitive. Disons que mon activité se sépare en deux parties : d’un côté, je produis et diffuse des œuvres d’art numérique en tant qu’artiste ; de l’autre, je rejoins des équipes artistiques (des danseurs, des metteurs en scène, des circassiens) afin d’apporter mes compétences de développeur et d’ajouter du numérique au sein de ces projets-là. En fin de compte, j’ai un rôle d’ingénieur et de création, dans le sens où je dois traduire des volontés artistiques en quelque chose qui puisse être réalisable via du code ou différentes technologies.
On peut donc dire que la créativité reste quoiqu’il arrive au centre de ton activité ?
MT : Lorsqu’on fait appel à moi, c’est souvent parce que les logiciels existants ne sont pas suffisants pour répondre à l’intention artistique de l’artiste. Il faut donc créer de nouveaux outils d’écriture. En peinture, par exemple, si l’on souhaite faire un tableau, on achète des pigments, des pinceaux et une toile. Dès lors qu’un de ces éléments n’est pas disponible, il faut le créer de toute pièce. C’est mon métier. Tout l’enjeu, ensuite, est de comprendre quels outils vont être utiles et comment on va pouvoir les écrire. C’est précisément là que j’interviens, souvent au moment des phases de préproduction. On me donne le contexte et l’ambition, et je vais pouvoir dire ce qui est possible ou pas, proposer des solutions par rapport à l’idée initiale.
Ces dernières années, tu as multiplié les projets (des courts-métrages, des clips, des performances interactives, du théâtre XR, etc.). Lequel a joué le rôle d’élément déclencheur ?
MT : En 2019, Natacha Paquignon, une chorégraphe, cherchait un vidéaste avec une expertise informatique pour Space Danses, un spectacle de danse en réalité augmentée. Il y avait déjà un ingénieur sur le projet, et Natacha souhaitait quelqu’un capable faire le pont entre ce dernier et la réalisation de contenus vidéo. Petit à petit, on s’est rendu compte qu’on pouvait ajouter des fonctionnalités créatives via le code. C’est comme ça que tout a commencé.
Aujourd’hui, vis-tu pleinement de cette activité ?
MT : Oui, mais il faut dire la vérité : si j’avais un travail d’ingénieur classique, à facturer 700 euros par jour, j’en vivrais beaucoup mieux. Là, disons que j’oscille entre les projets rémunérateurs et d’autres, plus artistiques, qui le sont moins, au sein desquels j’arrive souvent quand ils sont encore au stade de développement, pile quand les artistes sont encore à la recherche de financement. Et puis, soyons honnêtes, les parties techniques sont les plus coûteuses et les budgets au sein de la danse ou du théâtre sont assez limités…. J’essaye donc de proposer des solutions pour que ce soit le moins cher possible, en me payant le minimum ou en demandant des cachets d’intermittence (quand le travail nécessite un temps de résidence), mais en bénéficiant toujours de sessions de droits afin de financer le développement des logiciels. Je n’ai pas encore trouvé le modèle parfait, mais jusqu’ici tout va bien.
« J’ai un rôle d’ingénieur et de création, dans le sens où je dois traduire des volontés artistiques en quelque chose qui puisse être réalisable via du code ou différentes technologies. »
À défaut de bénéficier d’un modèle économique clair et définit, est-ce que tu as tout de même une journée-type ?
MT : Il y a un an et demi, je t’aurais dit oui. Aujourd’hui, si je devais m’y risquer, je dirais qu’une journée-type correspond pour moi à faire de l’entreprenariat : je vais dans des salons, je démarche, je fais du commercial, etc. Le code, c’est désormais mon collaborateur, Rémy, qui s’en charge. Je n’ai malheureusement plus le temps d’en faire autant que je le souhaiterais aujourd’hui.
Concrètement, comment définirais-tu la différence entre le travail effectué sur une pièce comme Le motel des destins croisés et celui nécessaire pour une installation telle que Painting Mirror ?
MT : Pour faire simple, disons que Painting Mirror est une œuvre que je produis et que je diffuse. J’en suis l’auteur. Pour la créer, j’avais des outils existants, qui venaient de projets ou de recherches, et qui m’ont aidé à finaliser ce vidéo-mapping. Le motel des destins croisés, en revanche, c’est une sollicitation d’Eva Carmen Jarriau et sa compagnie 359 Degrés, qui avaient besoin d’un développeur. Aujourd’hui, j’en suis le co-auteur, mais en aucun cas la tête-pensante de la partie théâtre. Ce qui est intéressant, c’est que l’on utilise le code de Painting Mirror pour permettre au public d’interagir avec son téléphone portable et des montres connectées. Grâce à cet outil, on a été lauréat d’Intercal à la Comédie de Reims, et on commence les résidences à partir d’octobre. L’idée est de faire une sorte de ping-pong entre Eva, qui est metteuse en scène, et moi, chargé de dire s’il est possible d’utiliser telle ou telle brique de code afin d’expérimenter. Ensuite, il faudra définir le cahier des charges et développer le logiciel lié au projet.
« J’aime l’idée de créer un dispositif qui va permettre au public de se mettre en position de création plutôt que de développer une œuvre figée. »
À titre personnel, as-tu des logiciels de prédilection ?
MT : Live Maker est de loin le logiciel avec lequel je m’éclate le plus, dans le sens où il permet de faire interagir les publics en temps réel avec un dispositif ou une œuvre. Au même moment, on peut avoir des centaines de personnes connectées, on peut leur demander du texte, on peut leur envoyer des infos, construire quelque chose de concret avec eux, ce qui m’amuse beaucoup. J’aime l’idée de créer un dispositif qui va permettre au public de se mettre en position de création plutôt que de développer une œuvre figée. On crée un cadre, on tire les ficelles de loin, mais c’est le public qui décide ce qui va se passer. L’idée, c’est de contrôler l’imprévu, comme dans le machine learning, avec plein de données avec lesquelles on essaye de construire quelque chose. Le motel des destins croisés, c’est exactement ça, de même que Painting Mirror : on projette un grand tableau sur lequel le public envoie des photos et change la composition en temps réel. Mon rôle, c’est de contrôler ça afin que le visuel reste digeste.
J’imagine que ton travail implique d’office une grosse veille technologique : est-ce que ce n’est pas fatiguant d’avoir toujours un train de retard sur les innovations en cours ?
MT : Ce n’est en aucun cas une frustration. Oui, c’est vrai, l’obsolescence des technologies est assez rapide, mais j’aime l’enjeu de mon métier, à savoir maintenir en état les briques logicielles que l’on débloque pour ne pas avoir à tout modifier au bout de six mois. J’aime aussi l’idée de faire un état de l’art à chaque fois que l’on débute un projet, de prendre en compte ce qui existe déjà afin de savoir su quoi travailler en priorité. Pour le reste, je pense qu’il faut accepter l’idée que l’art numérique ne peut pas nécessairement être pérenne et fonctionner correctement pendant X années. D’autant que cela coûte souvent très cher de maintenir ces projets à jour…
Quitte, parfois, à être dans un travail de recherche permanent ?
MT : Tu sais, ça fait maintenant cinq ans que Natacha Paquignon et moi travaillons sur Space Danses, cinq ans que l’on ajoute des briques technologiques afin d’exploiter au mieux le potentiel créatif du projet. C’est un vrai travail de développeur, toujours plus recherché, ce qui est plutôt bon signe pour moi et la profession.