Tissage, coding, vidéos, 3D, installations. Diane Cescutti le reconnaît volontiers : elle « pioche dans tous les sens ». En marge d’Ars Electronica, où elle a remporté le prix « Interactive Art + Golden Nica », la Française détaille les coulisses de ses créations, hautement singulières mais indéniablement sous influences.
Née en 1988, dans un petit village de Bourgogne, Diane Cescutti dit avoir eu la chance de grandir au sein d’une des premières familles des environs à posséder un ordinateur à la maison. Mieux, son père est un adepte, du genre à accumuler les jeux de stratégie (Age Of Empire, notamment) et à réparer des ordinateurs à partir de pièces détachées. Dès l’enfance, la Française se familiarise donc avec le hardware, ses composants, son histoire, ses particularités. Dès lors, on ne peut s’étonner d’apprendre que l’œuvre interactive présentée à Ars Electronica, Nosukaay, signifie « ordinateur » en wolof, synthétisant en un sens tout ce qui semble occuper le cerveau de Diane Cescutti, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Nantes : l’exploration des liens entre l’informatique, les mathématiques et le savoir tisserand, la mise en forme d’une machine textile, la transmission d’un savoir ancestral, presque spirituel, mais aussi la recherche d’une interface suffisamment interactive pour amener le public à l’intérieur du récit.
Les jeux vidéo
« Les jeux vidéo constituent une vraie source d’inspiration au sein de mon travail. Cette influence n’est peut-être pas la plus limpide, mais mes œuvres interactives doivent beaucoup à l’écriture des jeux, notamment dans la manière de s’adresser directement au spectateur ou de faire bouger la caméra. C’est pour moi une excellente façon de susciter de l’empathie, d’incarner un personnage qui ne nous ressemble absolument pas. Undertale résume en cela pas mal ce qui m’attire dans un jeu vidéo, dans le sens où il est d’apparence très simple, symbolisé par des petits pixels très basiques, mais malgré tout porté par un concept d’écriture très fort. Étant autodidacte en 3D, j’ai rapidement compris qu’un bon jeu repose avant tout sur une bonne écriture. Clairement, la prouesse esthétique ne fait qu’illusion si le storytelling n’est pas viable. »
Le textile
« J’ai pu apprendre le textile à la Tokyo University of the Arts, et je dois dire que j’ai été ravie d’être dans un cursus plus ouvert que ce que l’on trouve en France, d’être au sein d’une école qui ose croiser les regards, solliciter des designers textiles comme des artisans, ce qui est très rare ici. Là-bas, j’ai l’impression d’avoir acquis une vision internationale du textile, d’un art que l’on retrouve dans la plupart des pays ; après tout, rares sont les populations qui ne tissent pas. Bien sûr, la signification du tissage varie d’une culture à l’autre, mais il est intéressant de constater que ce dernier est toujours porteur de valeurs et de symboles sociaux profonds. Surtout, j’y vois un lien fécond avec la technologie, dans le sens où le tissage permet de relier les choses sans les détruire. C’est une sorte d’« ordonnateur », un art qui crée un pont entre le matériel et le numérique en raison de ses propriétés mathématiques et algorithmiques.
Je regrette sincèrement que l’influence du tissage sur la technologie informatique ait été partiellement effacée, dans le sens où les fils sont des ordinateurs ancestraux, qui existaient bien avant l’apparition de l’électricité. Dans mon travail, j’essaye donc de réhabiliter ces technologies vernaculaires, mais aussi de comprendre ce que le tissage peut nous apprendre sur les ordinateurs d’aujourd’hui, et inversement. En un sens, je crée donc des e-textiles, notamment via les outils 3D de Blender, mais chaque œuvre est aussi une façon pour moi de remettre en question nos technologies actuelles, faire prendre conscience de la manière dont leur conception ou leurs propriétés haptiques pourraient bénéficier d’un retour à la douceur, à la polyvalence et à la résilience du tissage et des textiles. »
Donella Meadows
« Il s’agit ici d’une scientifique américaine, spécialiste de l’environnement et pionnière dans l’analyse de la dynamique des systèmes : comment ils fonctionnent ? Que sont-ils réellement ? Etc. Je m’inspire beaucoup de ses écrits pour penser mes œuvres, qui s’appuient d’ailleurs souvent sur certaines de ses phrases. Dans Nosukaay, présentée à Ars Electronica, on peut par exemple lire à un moment : “Honore et protège l’information. Tu ne pourras jamais saisir entièrement le code que tu opères. Une partie t’étant toujours cachée, l’indicible, le verso, l’envers. Tu le retourneras à la fin. Celui qui ne tisse pas, ne sait pas, que nous retournons toujours nos étoffes. S’il vient voir la machine, le métier à tisser, la source, il ne voit pas la ressemblance entre les étoffes qu’il a vues au marché et celles qui sont en train de se faire”.
C’est subtil, mais c’est une manière de rappeler à quel point il est important de protéger la façon dont les motifs et les dessins sont transmis et stockés, ainsi que la façon dont le métier est enseigné aux apprentis. Le tissage manjak, par exemple, se fait avec l’envers du tissu tourné vers le tisserand, ce n’est pas quelque chose que l’on peut deviner en regardant uniquement le tissu. Il est donc important de préserver les tisserands et la technique, et pas seulement les objets. En sous-texte, cela parle évidemment de la colonisation, de la manière dont les pays occidentaux se sont longtemps moqués du système mis en place pour parvenir à de telles réalisations. »
L’étude de la cosmogonie
« J’ai pour habitude de fonctionner dans un élan d’histoire et de fictions, un procédé qui me paraît plus intéressant que d’être dans un côté trop didactique. Dans mon travail, il y a donc toute une recherche autour des mythologies, une envie de comprendre comment les sociétés s’inventent elles-mêmes, comment elles se créent leurs récits originels, ce qu’elles en font, etc. Lorsque l’on s’intéresse à ces derniers, on se rend d’ailleurs compte que de nombreuses civilisations y filaient la métaphore du textile. De nombreuses cosmogonies et mythologies indigènes contiennent elles aussi un certain nombre de références aux fils, aux textiles et au tissage. C’est un vrai dénominateur commun, et en même temps une manière de reconnaître que le toucher est l’un des sens les plus importants pour s’immerger dans un espace, dans le sens où nous sommes toujours en train de toucher quelque chose dans le monde et d’être touchés en retour. Une fois que l’on a compris ça, on comprend à quel point la technologie tactile popularisée via le numérique est finalement assez médiocre en comparaison des propriétés tactiles de ce code ancestral. »
Le modding
« Dans le monde du gaming, le modding consiste à entrer dans un jeu vidéo et à la modifier. À titre d’exemple, j’ai toujours été une grande joueuse des Sims et, pourtant, rapidement, j’ai compris que je ne jouais plus au jeu : j’avais téléchargé tellement de meubles et d’accessoires, j’avais tellement cherché à tout modifier que j’avais finalement transformé ma chambre en un studio virtuel. Aujourd’hui encore, je regarde pas mal ce qui se dit sur les forums, j’essaye de comprendre pourquoi des personnes comme moi ont la mauvaise habitude de « casser » les jeux, de forcer certains passages, quitte à se retrouver face à un boss qui n’est pas supposé être là à ce moment-là. Au fond, je pense que ça renvoie à ma façon de penser, qui n’est pas linéaire et qui pioche dans tous les sens. Cela se ressent d’ailleurs dans mes œuvres, à travers lesquelles j’essaye de rester ouverte à la possibilité que l’usager fasse n’importe quoi et que ce soit une très bonne chose. L’interaction, ce n’est finalement rien d’autre que ça : coder des éléments, en rendre certains disponibles, d’autres non, et laisser le public se réapproprier l’univers créé. »