Née d’une commande sur mesure pour Superblue Miami, Lightfall, création du Studio Lemercier, transcende l’art immersif traditionnel. En manipulant l’eau et la lumière, Joanie Lemercier et Juliette Bibasse proposent une œuvre à la fois contemplative et immatérielle, questionnant nos rapports aux ressources et à la nature.
Fin octobre 2024, une nouvelle œuvre expérimentale a pris place à Superblue Miami, un centre d’art immersif et contemporain. Après avoir déambulé à travers les projections du collectif teamLab et avoir enfermé la pulsation de son battement de cœur dans l’une des 3 000 ampoules flottantes de l’installation de Rafael Lozano-Hemmer, on pénètre dans une petite pièce — une sorte de sas — qui annonce ce que l’on s’apprête à découvrir : Lightfall, une œuvre du Studio Lemercier, mise en musique par Murcof. Celle-ci est une commande sur mesure de Superblue. « Nous avons conçu Lightfall avec les contraintes techniques et opérationnelles du lieu, détaille Juliette Bibasse du Studio Lemercier, codirectrice du studio. Ce qui est assez fou, c’est que pour Lightfall, les équipes du lieu ont fait émerger un espace qui n’existait pas, en empiétant un peu sur un espace technique et un espace de circulation. »
Dans cette pièce sortie de nulle part, dont la hauteur sous plafond est monumentale, des sons et des lasers aux formes géométriques se déploient et révèlent un fin rideau de particules d’eau suspendu au centre de la salle. Cet élément naturel est le médium, le matériau principal de l’œuvre. L’idée de projeter de la lumière sur des particules d’eau remonte à près de sept ans pour Joanie Lemercier, cocréateur de Lightfall, précisément dans l’optique de s’affranchir de l’omniprésence des écrans. « Nous vivons entourés d’écrans au quotidien, que ce soit des téléphones, des ordinateurs. Je voulais en quelque sorte refuser cette domination, m’en extraire », confie-t-il. S’inspirant de films comme Minority Report ou Star Wars, l’artiste propose une matérialité de l’image pour le futur, où la lumière danse au gré de la musique sur une surface faite d’eau. « James Turrell, également exposé au sein de Superblue dans un espace attenant, est une très grande inspiration pour Juliette et moi », poursuit-il.
Contempler et ressentir
Lightfall berce, interroge et procure des sensations aussi bien physiques qu’introspectives, encouragées par la musique de Murcof, une boucle d’environ quinze minutes parfaitement adaptée à cette valse de faisceaux lumineux traversant la brume. « C’est la première fois que nous avons la chance d’avoir un lieu conçu sur mesure. Les équipes de Superblue ont fait un travail gigantesque pour créer un faux sol de récupération d’eau, permettant aux visiteurs de traverser cette surface liquide, d’interagir avec, de s’y balader et de sentir la fraîcheur sur leur peau, raconte Juliette Bibasse. Nous brisons la frontière entre l’œuvre et les spectateurs. »
Plus qu’une simple œuvre immersive, Lightfall est une véritable ode à la beauté des éléments naturels, une invitation profonde à l’éveil des sens. « Je pense que c’est vraiment une œuvre qui vous transporte dans différents univers, en fonction de votre ressenti à l’instant T », soutient-elle. Joanie Lemercier ajoute : « L’expérience est aussi très sensorielle : on perçoit la fraîcheur de l’eau ou l’humidité, selon sa position dans la pièce. En tournant autour du dispositif, un arc-en-ciel peut apparaître sous un certain angle. Toutes ces manifestations relèvent de l’indicible et d’une pure fascination pour les phénomènes naturels. » Néanmoins, le duo insiste sur le fait qu’ils ne sont que des facilitateurs, se considérant avant tout comme les metteurs en scène de cette beauté contemplative, qui prend vie grâce à la simple physique des particules d’eau et à la gravité.
Enjeux environnementaux
Lightfall s’inscrit également dans une démarche de respect environnemental. L’eau pulvérisée dans l’installation est entièrement réintégrée au circuit des eaux usées. Le volume d’eau quotidien ne dépasse pas celui d’une baignoire, ce qui « consomme moins que de manger un steak », précise Joanie Lemercier. Il ajoute qu’un système astucieux permet de couper automatiquement l’approvisionnement en eau lorsque la pièce de Superblue est vide de visiteurs.
Cette démarche n’est pas nouvelle, elle est le fruit d’une profonde réflexion écologique de la part des deux auteurs. « Ce projet nous a directement confrontés à la question de la ressource et du gâchis », explique Joanie Lemercier, qui s’est par ailleurs impliqué dans l’activisme, notamment lors des mobilisations contre les méga-bassines à Sainte-Soline. Très soucieux de son empreinte carbone, l’artiste français a pris la décision de ne pas se rendre à Miami en avion. Le dispositif a ainsi été entièrement imaginé, conçu et testé à l’échelle 1 dans un studio de cinéma loué pour l’occasion à Bruxelles – lieu de résidence des deux artistes -, un espace qui remplissait parfaitement le cahier des charges en termes de hauteur sous plafond. « Il est primordial pour nous d’intégrer à nos pratiques les débats publics et les questions sociétales, particulièrement celles de l’accès aux ressources, de leurs pénuries et de leur raréfaction », confie-t-il.
Joanie Lemercier et Juliette Bibasse ont beau faire entrer la nature dans des lieux fermés, leur ambition est de raconter à terme ces mêmes éléments dans leur milieu naturel, en extérieur. « Nous voulons nous effacer ; nous créons seulement des dispositifs. Notre motivation est d’apporter une loupe ou un projecteur sur des choses pour dire aux gens : « regardez ce soleil, ressentez cette eau, observez ce champ de graminées qui a poussé tout seul » », révèle Juliette Bibasse. Joanie Lemercier acquiesce avant de rebondir : « Nous avons tout intérêt à revenir au réel et à la nature en faisant tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas les détruire dans ce processus technologique et artistique. »