Alors que Les Linceuls, nouveau film de David Cronenberg, sort ce mercredi 30 avril, l’ombre du réalisateur, elle, continue de s’étendre bien au-delà du 7ème art. Et se glisse, sans bruit, dans les pixels, les installations et autres environnements immersifs des artistes numériques.
À l’heure où les frontières entre le corps et la machine se font de plus en plus poreuses, David Cronenberg ne peut plus être perçu comme un simple cinéaste ; il est l’initiateur d’un langage de référence pour toute une génération d’artistes interrogeant le présent par le prisme du dérèglement sensoriel. Car oui, le maître de la métamorphose, c’est bien lui. Celle du corps, du désir, mais aussi de la technologie. Sorti en 1983, son film Vidéodrome prophétisait par exemple l’écran comme une extension de la chair, quand eXistenZ (1999) faisait déjà de la réalité virtuelle une texture mouvante, érotique. Parfois même répugnante.
Un puits sans fond d’inspiration
Cet imaginaire, aussi foisonnant que novateur et singulier, trouve aujourd’hui une résonance particulière dans la pratique de nombreux artistes ayant un attrait pour les nouvelles technologies. Pour Marilou Poncin, artiste et chercheuse en arts numériques, l’héritage de Cronenberg est évident, notamment dans son oeuvre Liquid Love Is Full of Ghosts, inspiré du film Crash. « C’est évidemment une grande inspiration, mais étant donné que le film a presque 30 ans désormais, j’espère sincèrement avoir réussi à repenser ses idées de manière plus contemporaine, nous confiait-elle à l’occasion d’un entretien dans son studio. Il y a chez lui cette idée de l’hybridité entre l’Homme et la machine qui est hyper intéressante. D’autant qu’elle est faite sans jugement aucun, ce qui est très rare lorsque l’on aborde des pratiques et des phénomènes sociaux tenus traditionnellement à la marge. »
« Il y a chez lui cette idée de l’hybridité entre l’Homme et la machine qui est hyper intéressante. »
Hasard ou non, Marilou Poncin profite elle aussi de son travail pour faire dialoguer intimité du corps et dispositifs technologiques complexes, injectant des formes organiques particulièrement froides dans des mondes virtuels a priori plus accueillants – une tactilité que l’on retrouve dans toute la filmographie du réalisateur canadien.
La technologie, une extension organique du corps humain
Rencontrée il y a quelques mois, Dana Fiona Armour cite elle aussi Cronenberg comme influence majeure. « Les films de David Cronenberg exercent une influence subtile et percutante sur mon travail artistique, sondant les recoins obscurs de la transformation corporelle et de l’hybridation techno-biologique. En point d’orgue, il y a notamment la métamorphose corporelle qui, chez Cronenberg, symbolise une rupture avec les normes établies, une quête de l’altérité au sein de notre propre chair », explique celle dont les excroissances molles et les surfaces translucides sont la traduction plastique de son obsession pour le cinéaste. « Cronenberg ne traite pas la technologie comme un simple outil, mais comme une extension organique du corps humain, poursuit Dana Fiona Armour. Dans eXistenZ et Crash, par exemple, l’interaction entre le biologique et le technologique redéfinit notre perception de nous-mêmes. Cette vision trouve un écho puissant au sein de mon travail, où j’incorpore des éléments rappelant les prothèses et les implants, questionnant l’impact de la technologie sur notre humanité et nos identités. »
« Vidéodrome a eu un énorme impact sur l’imaginaire collectif et mon dispositif souhaite poursuivre cette réflexion sur notre rapport aux écrans. »
Sabrina Ratté, pionnière des environnements immersifs et de l’esthétique glitch, puise elle aussi dans les archétypes cronenbergiens. Présentée en 2022 à la Cinémathèque québécoise, son exposition House of Skin assumait d’ailleurs l’influence qu’a eu le réalisateur sur son travail d’artiste. « Dans House of Skin, la diversité des écrans fait écho à Cronenberg puisqu’on retrouve dans ses films autant des technologies des années 1980 comme dans Vidéodrome que de concepts plus “modernes”, à l’image de la réalité virtuelle introduite dans eXistenZ, détaille-t-elle à la revue 24 Images. Les technologies analogiques continuent de vivre et de teinter nos images et notre façon de les voir, d’où leur inclusion dans House of Skin. Vidéodrome a eu un énorme impact sur l’imaginaire collectif et mon dispositif souhaite poursuivre cette réflexion sur notre rapport aux écrans, »
Les Linceuls : la boucle est-elle bouclée ?
Avec Les Linceuls, présenté à Cannes en 2024, David Cronenberg revient à ses premiers amours, aussi étranges soient-ils : la mort, la mémoire et la technologie comme interface du deuil. Il y est question d’un dispositif capable de relier les vivants aux morts par des images captées depuis les tombes, offrant une continuité sensorielle post-mortem. On ne peut imaginer idée plus cronenbergienne, ni même contemporaine. On est même prêt à parier que celle-ci sera citée en référence par une future génération d’artistes digitaux.
À vrai dire, cette vision, entre rituel technologique et hypnose visuelle, trouve déjà un écho dans des pratiques immersives actuelles. De Basim Magdy, qui projette le spectateur dans la chambre d’un mort, à Anicka Yi, qui travaille à son éternité, en passant par l’expérience transcendantale d’Adrien M & Claire B (Dernière minute), de nombreux artistes développent des installations où les flux de données incarnent les absents, où les souvenirs deviennent navigateurs. Là encore, Cronenberg n’est pas un guide, mais un précurseur, une vibration continue dans le réseau de l’imaginaire collectif. Chapeau l’artiste !
- Les Linceuls, de David Cronenberg, en salles le 30.04.25.