Lorsque deux artistes passionnés, l’une de technologie – la compositrice DeLaurentis -, l’autre de son immersif – l’ingénieur du son de Radio France Hervé Déjardin – se rencontrent, cela donne un album ( Musicalism) et une performance live où l’intelligence artificielle dialogue avec l’artiste sur scène. Rencontre.
Quelques heures avant de monter sur scène pour assister à un concert particulièrement exceptionnel, donné le 26 septembre dernier à la Gaîté Lyrique, DeLaurentis et Hervé Déjardin donnent rendez-vous dans le foyer historique de la salle parisienne. Verre d’eau en main, l’objectif est de parler de thèmes qui les passionnent : collaboration artistique, recherche de nouveaux espaces sonores, spatialisation du son et place des machines dans la création. Un sacré programme.
Il est rare de voir ensemble sur scène une musicienne et son ingénieur du son. Comment est née cette collaboration ?
Hervé Déjardin : Cécile (DeLaurentis se nomme Cécile Léogé à l’état civil, ndr) et moi nous sommes rencontrés lorsqu’elle était en train de composer son nouvel album, Musicalism.
Cécile DeLaurentis : Le titre vient d’un courant pictural des années 1930 de peintres synesthètes, qui voient des couleurs lorsqu’ils entendent des sons. Étant également synesthète, j’ai voulu faire un album qui parle de cela.
Hervé Déjardin : Lorsqu’elle m’a dit qu’elle voulait travailler sur la synesthésie, ça m’a tout de suite intéressé. Je me suis dit qu’il fallait qu’on enregistre des sons de l’univers du peintre : des sons de pinceau, de peinture… On est donc allé chez Leroy Merlin acheter des toiles, de la peinture et des bombes de peinture. On s’est enfermé deux jours dans le studio de Cécile et on a enregistré les sons du pinceau sur la toile… On s’est amusé avec ça.
Par exemple, le premier morceau de l’album s’appelle « White Opening » : c’est la page blanche, l’ouverture, et on entend ces sons bruts. C’est un très beau clin d’œil à la musique électroacoustique et à la musique électronique, dans le sens où on démarre sur l’univers de la peinture, puis ça se transforme en musique et là arrivent les codes de la musique électronique, le rythme, la grosse caisse ; ça introduit l’album.

DeLaurentis, chaque morceau de votre album est une couleur, en lien avec ce que vous ressentez face à un son. Comment se produit ce processus ?
DeLaurentis : J’ai cette capacité depuis que je suis toute petite. Pour cet album, je voulais vraiment analyser ce phénomène : pourquoi le rouge m’évoque cette émotion et pourquoi ce type d’instrument m’évoque le rouge. Ce n’est pas seulement une note simple qui suscite de la couleur, ça peut être une tonalité, des gammes, des timbres de voix, des enchaînements d’accords. Pour Musicalism, j’ai fait un tableau de correspondance afin d’être au plus près de cette synesthésie. Chaque titre rentre dans une typologie d’instruments et dans une émotion.
Par exemple, il y a des couleurs où je me sens bien, où j’ai envie de créer et il y a des couleurs dans lesquelles je suis moins à l’aise, type le jaune. Pour moi, le jaune est solaire, majeur, a des instruments à cordes. Naturellement, je ne vais pas aller vers cette couleur… Moi, j’aime le bleu, le violet que j’identifie à des nappes atmosphériques, évoquant Wagner ou les synthétiseurs Prophet ou Oberheim.
« L’idée est qu’on rentre dans l’atelier du peintre par le son, la gestuelle et la couleur. »
Justement, lorsque vous êtes sur scène, le spectateur ne voit pas un concert classique, ni même un dj set. Vous êtes entourée de pads sur lesquels vous jouez…
DeLaurentis : Je compose mes morceaux en studio mais je les interprète en live sur des machines à la pointe de la technologie. Ce sont des Erae de la marque française Embodme. Ils ont la particularité d’être très expressifs et rappellent l’interaction que l’on peut avoir avec un instrument acoustique. On peut vraiment avoir une interprétation, un jeu, des nuances…
Je vois ces pads comme des palettes de peinture et, en concert, je dessine ces sons qui vont être spatialisés par Hervé. L’idée est qu’on rentre dans l’atelier du peintre par le son, la gestuelle et la couleur. Les pads changent de couleur à chaque morceau, ce qui fait que l’image qui est projetée est ce que je vois intérieurement.

Outre le fait que Hervé Déjardin spatialise votre musique, le concert à la Gaîté Lyrique était également présenté comme un concert immersif. Qu’est-ce que cela veut dire ?
DeLaurentis : C’est un mix qui permet une écoute totalement consciente où l’esprit est juste connecté à l’expérience.
Hervé Déjardin : L’immersivité permet de changer le point de vue dans l’écoute de la musique. Quand vous écoutez une musique chez vous, c’est sur un poste en stéréo ou mono : vous êtes face à cette musique et vous vous projetez à l’intérieur. C’est une immersion mentale. Avec DeLaurentis, nous rajoutons l’immersion perceptive : on met l’auditeur à l’intérieur du son.
Prenons un exemple : si vous vous baladez en forêt, vous allez entendre plusieurs centaines de sons simultanément. De temps en temps, il y a un son (un oiseau, un cri) que vous allez percevoir de manière plus présente que les autres parce qu’il bouge. Notre cerveau a cette capacité à dissocier les choses, à sélectionner les sons, par la peur parfois. L’immersif, c’est ce rapport au son.
À la Gaîté lyrique, nous avons 12 hauts parleurs, donc 12 points sonores et de gros caissons qui permettent d’avoir les très basses fréquences. Cela donne la même impression qu’en forêt ; le son bouge, on est à l’intérieur. Mais à chaque lieu, on adapte le dispositif.
« Avec DeLaurentis, nous rajoutons l’immersion perceptive : on met l’auditeur à l’intérieur du son. »
Est-ce à dire, Delaurentis, que vous avez écrit l’album en intégrant directement la spatialisation ?
DeLaurentis : Oui ! Depuis toujours, je produis et compose en stéréo. Ce qui est frustrant puisque tous les sons ne peuvent pas cohabiter – il faut faire des choix. Avec l’immersion, la différence a été énorme, dans le sens où il n’y a plus de hiérarchie sonore, tous les éléments coexistent et sont au même niveau. J’ai écouté beaucoup de musique sur Apple Music via leur système audio spatial pour comprendre comment était mixé en spatial la musique classique, mais aussi la musique de film, la musique électronique. Je me suis rendu compte que la musique électronique est ce qui se prête le mieux à l’exercice. J’ai vraiment senti mon oreille évoluer.
Pendant six mois, toute seule dans mon laboratoire, j’ai commencé à composer l’album. Je me suis interrogée sur le pourquoi de mettre tel son là, qu’est-ce que ça me procurait comme émotion. Puis, j’ai fait des allers-retours à Paris et j’ai passé une semaine avec Hervé à travailler chaque son ! Pour vous donner une idée, dans mes morceaux il y a entre trente et cinquante pistes ; pour chacune d’entre elles, on s’est interrogé sur la place de chaque son : pourquoi mettre les graves derrière, les aigus au-dessus, pourquoi faire tourner dans ce sens, etc. Il y a quasiment eu un an de travail !
Vous avez également travaillé avec l’intelligence artificielle ?
DeLaurentis : Oui, c’est une collaboration avec Sony CSL (laboratoire de recherches du label Sony, ndr). Je leur ai dit que l’IA de mes rêves serait une IA avec laquelle je pourrais interagir en live sur scène comme deux musiciennes de jazz. Alors, puisque le thème de l’album est la synesthésie et la peinture, on s’est dit que ce serait bien si l’IA répondait de manière visuelle. Ils ont réussi à créer une intelligence artificielle spécialement pour mon projet autour de la synesthésie. Avec cette IA, nommée SINVOCEA, je peux dessiner avec le son de ma voix et donc faire le lien entre les sons et les couleurs. En gros, je chante et l’intelligence artificielle me répond avec des visuels.
Avez-vous toujours composé en prenant en compte la technologie ?
DeLaurentis : La relation avec la machine est au centre de tous mes projets artistiques, l’idée étant de m’interroger sur la manière dont ma voix et mon émotion peuvent dialoguer avec la machine, que ce soit une IA, un pad électronique, un ordinateur…
Hervé Déjardin : Tu traites les machines comme une nouvelle lutherie, comme des instruments à part entière.
DeLaurentis : Oui, c’est tout à fait ça ! Je fais mes gammes avec mes pads comme un pianiste fait ses gammes tous les jours. C’est vraiment un instrument que je travaille.
Hervé Déjardin : Il y a une poésie dans la relation entre Cécile et la machine. Elle lui donne une humanité par sa relation et par le regard qu’elle a.
En ce sens, on peut penser au travail de Laurie Anderson, non ?
DeLaurentis : C’est mon héroïne ! C’est une artiste expérimentale américaine qui a commencé son travail dans les années 1970. Elle était toute seule dans son studio avec des synthétiseurs, des vocodeurs, des samplers. Elle enregistrait, créait sa musique de A à Z toute seule, et le message était déjà son rapport à la technologie. C’est à travers ses créations que j’ai eu envie de faire de la musique et d’en produire. Je suis très inspirée par toutes ces pionnières de la musique électronique et je suis convaincue qu’il y a de l’émotion à mettre dans les machines.
« Je m’interroge sur la manière dont ma voix et mon émotion peuvent dialoguer avec la machine »
On peut donc dire que vous avez toujours eu ce lien, très fort, très puissant, avec les outils technologiques ?
DeLaurentis : J’ai toujours eu un rapport particulier aux machines : lorsque je composais et qu’il y avait un bug, je l’intégrais à mon processus de création et l’envisageais comme une voie pour trouver une nouvelle idée. J’ai tout de suite intégré les accidents numériques dans mon processus. L’IA, c’est juste la suite logique de cette réflexion et c’est pour ça que j’ai envie d’utiliser des IA depuis très longtemps, bien avant qu’on en parle.
Dans mon album UNICA (2021), je développe ma sœur numérique, qui émane des machines que j’utilise au quotidien. À chaque chanson, elle grandit, elle s’épanouit et elle finit par devenir une vraie intelligence artificielle autonome. C’est là où je me suis dit que je devais utiliser des IA et créer un morceau avec des IA.Mais pour Musicalism, j’ai aussi des gants connectés qui sont développés par Imogen Heap, une productrice anglaise. Ils me permettent de manipuler le chœur virtuel de l’Ircam avec la gestuelle. Ce sont ces gants qui vont moduler le son et les effets de ma voix.
À l’avenir, pensez-vous pousser encore plus loin votre rapport à la technologie ?
DeLaurentis : Je ne veux pas tout dévoiler, mais je suis en train de travailler mon prochain album et j’aimerais vraiment avoir une interaction entre l’IA et mon corps. Avec Musicalism, il y a déjà les gestes puisque je manipule des sons avec les gants. Mais là, j’aimerais que ça soit vraiment organique.
À la David Cronenberg ?
DeLaurentis : Je ne suis pas encore prête à m’implanter de la technologie dans le corps (rires ), mais j’ai des petites idées pour le prochain album.