Après avoir exploré le cosmos ou l’interface cerveau-machine, le Cube Garges ancre sa nouvelle exposition résolument pop dans notre quotidien. Colorée, ludique et aussi divertissante qu’instructive, Dopamine met en lumière de manière extrêmement bien documentée le lien entre cette molécule et notre manière de (sur)consommer Internet et les réseaux sociaux.
L’exposition arrive à point nommé. Elle fait écho à l’actualité : le durcissement des plateformes depuis le retour de Trump à la Maison-Blanche et la récente présentation du nouveau design logiciel d’Apple, « Liquid Glass ». Cette révolution graphique remet sur la table la question de l’influence du design sur nos comportements, à l’heure où l’humanité a constamment les yeux rivés sur son téléphone portable ou son ordinateur. Le parcours est chapitré en trois parties : « Positivités & surfaces lisses », « Du Minitel à Liquid Glass, une brève histoire des designs d’interface » et « Sous l’œil de Big Other ».
Mais quel est le rôle de la dopamine dans cette histoire ? Produite par le cerveau, souvent surnommée (à tort) « hormone du plaisir », elle joue un rôle clé dans la motivation, le désir et l’apprentissage. « À l’époque, elle nous incitait à chasser le mammouth. Aujourd’hui, elle nous pousse à rester actifs sur les plateformes numériques. Elle est devenue la pierre angulaire d’une architecture globale de l’attention, où les données des individus sont exploitées à des fins commerciales ou politiques », souligne Clément Thibault, Directeur des arts visuels et numériques. « Les plus grandes fortunes actuelles reposent sur la création de plateformes comme Facebook, Instagram, Google, TikTok ou Amazon. Nous en profitons gratuitement tous les jours sans réaliser que nous produisons pour leurs propriétaires de la valeur : notre attention », complète Anastasiia Baryshnykova, co-commissaire.

L’obsession du lisse
L’exposition réunit autour de ces problématiques dix-sept artistes et une entreprise. Baron Lanteigne ouvre le bal avec Manipulation n°3, n°6 et n°9, dans lesquelles il explore la main comme vecteur entre l’humain et le digital. Une manière, pour les commissaires, d’introduire subtilement le propos sur l’esthétique du lisse dans le numérique. « Nous avons été profondément marqués par les textes du philosophe sud-coréen Byung-Chul Han, notamment “Psychopolitique” et “Sauvons le beau : L’esthétique à l’ère numérique”, précise Clément Thibault. Et plus particulièrement par cette phrase : “Jeff Koons, l’iPhone, l’épilation brésilienne : pourquoi sommes-nous obsédés par ce qui est lisse ? La beauté aujourd’hui est paradoxale : d’un côté elle s’étend de manière exponentielle – le culte de la beauté est partout ; de l’autre elle perd toute transcendance et se soumet à l’immanence du consumérisme – elle est l’aspect esthétique du capital”».
Conçue pour l’exposition, l’installation ASMR (Anxiété Sociale & Media Reflux) (2025) d’Anne Horel, qui évoque une cuisine sans en être vraiment une, y répond par une esthétique lisse de l’abondance – ici de nourriture -, fidèle à sa démarche de figer l’historique d’internet et ses codes visuels. Face à elle, l’étonnant banquet de Dasha Ilina (Dasha’s Kitchen: My Magical Grilled Cheese Sandwich Recipe) lui répond à merveille en s’attaquant au dispositif de surveillance algorithmique récemment adopté en France à travers une métaphore culinaire désopilante – celle du sandwich au fromage grillé. Une farce subtile qui mérite bien un émoji 😂.

Une autre histoire d’Internet
À propos des émojis, Shōei Matsuda en a justement déposé un immense sur le parcours. The Big Flat Now rappelle que ce pictogramme fut le plus utilisé entre 2010 et 2020, et qu’en 2015, Oxford Dictionaries l’a élu « mot de l’année », entérinant le passage d’un simple signe à un véritable outil de langage. D’autres smileys s’infiltrent dans les œuvres qui suivent, consacrées au design internet et à son impact sur nos comportements. Dans Cameron’s World, Cameron Askin ressuscite GeoCities, lancé en 1994, pour rappeler qu’à cette époque, le web était un espace d’expérimentation libre, où chacun pouvait avoir recours à des esthétiques bricolées aux couleurs criardes.
À l’époque, nous étions encore loin des plateformes formatées par les multinationales, dont l’approche lucrative est tournée en dérision par Order of Magnitude (2019). Dans cette vidéo satirique, Ben Grosser révèle l’utilisation à outrance des mots « more » et « grow » par Mark Zuckerberg lors de conférences, et ainsi son obsession de l’expansion. Bon à savoir, car dans Safebook (2018), il montre que si l’interface seule de Facebook suffit à orienter nos actions, alors ce n’est pas seulement le contenu qui structure notre expérience ; c’est le design du système lui-même.

Une exposition politique
De TikTok à la Silicon Valley, l’exposition, et notamment le film The Future of Life (2024) de Jonas Lund ou l’installation vidéo iLand Universe (2023) de Jérémie Kursner, confirme ce constat : les géants de la tech ont transformé notre attention humaine en marchandise, de sorte à ce que le monde semble désormais gouverné, non pas par un Big Brother, mais par un Big Other, terme inventé par la psychosociologue Shoshana Zuboff.
Le web s’est transformé en système d’enclosures : les plateformes n’hébergent plus seulement des contenus, elles organisent nos comportements, hiérarchisent nos désirs et trient nos représentations du monde. Elles influencent nos choix de façon invisible, grâce à la dopamine. Comme le rappelle Dasha Ilina dans Center for Technological Pain (2017-2019), inspiré du concept de « pharmakon », un même agent peut soigner ou nuire selon la dose, le contexte et les pratiques qui l’entourent. Ainsi, l’exposition, à la fois complexe, ludique et finement documentée se révèle politique. Elle se conclue sur cette œuvre faisant office de sonnette d’alarme que l’on espère entendre bien au-delà des murs du Cube Garges.
- Dopamine, jusqu’au 18.07.26, Le Cube Garges, Garges-lès-Gonesse.