Ed Atkins – Un homme à fables

Ed Atkins - Un homme à fables
“Nurses Come and Go, But None For Me”, 2024 ©Ed Atkins/Steven Zultanski

Depuis ses premières vidéos en 2008, Ed Atkins questionne la représentation du corps et ses dérives psychiques dans les sociétés modernes au sein de vidéos aussi intenses que dérangeantes. Portrait d’un artiste de l’intime, exposé jusqu’au 25 août à la Tate Britain de Londres.

« Mon but est d’utiliser les nouvelles technologies pour questionner les limites du monde réel, pour créer une œuvre presque inconfortable pour le spectateur. » Il y a onze ans, lorsque Ed Atkins mettait des mots sur son ambition, dans le cadre d’un article de Fisheye Magazine, il nous invitait à observer l’une de ses œuvres, Bastards ; une installation déclinée sous forme de triptyque vidéo, dont le but est d’entremêler bon nombre d’artifices visuels (floutages, 3D, références cinématographiques…) et de plonger dans les méandres de l’expérience humaine. Aujourd’hui, alors qu’il est exposé à la Tate Britain, à Londres, l’ambition reste la même : oui, la scénographie est immersive, les vidéos générées par ordinateur et les pixels affichés tels quels, mais ce que l’on retient avant tout, c’est ce corps, celui d’Ed Atkins, continuellement mis en scène, exposé, soumis à des réflexions introspectives et au surgissement de souvenirs fragmentés.

Dans un musée, une succession d'écrans placés en file indienne diffuse la même image d'un homme blanc torse nu sur fond blanc.
Presence and absence… Hisser ©Ed Atkins

Se frotter aux failles psychologiques

Pour comprendre comment le Britannique est parvenu à s’imposer comme une figure essentielle de l’art numérique contemporain, le mieux est encore de remonter à son enfance. Issu d’une famille ouvertement portée vers la pratique artistique (son père était graphiste, sa mère pianiste et professeure de dessin), Ed Atkins étudie les beaux-arts à Londres, puis se tourne vers le cinéma afin d’expérimenter ses premières œuvres. Dans A Dying’s Artist, qu’il monte lors de ses études à l’Institute Of Contemporary Arts, on retrouve ainsi son goût pour les déviances psychologiques et le thème de la maladie – une idée fixe encore renforcée depuis la disparition de son père, décédé d’un cancer.

« Certains travaux de Maurice Blanchot ont été très importants dans mon approche, dans ma volonté de mixer le son, l’écriture et la vidéo. Tout cela me permet de matérialiser une pensée, de mettre en avant la négativité de l’être humain. N’est-ce pas sous l’emprise de la maladie ou de la mort que nous appréhendons réellement notre corps ? N’est-ce pas dans ces instants que nous sommes prêts à le laisser pleinement s’exprimer ? ». Ces questions, purement rhétoriques, évoquent illico l’un des avatars d’Ed Atkins, Dave, un personnage antagoniste, alcoolique, dépressif, aliéné par les conventions sociales. « Il est à la fois emphatique et pathétique, mais on arrive quand même à avoir de la sympathie pour lui. »

Dans une pièce sombre, deux spectatrices sont assises face à un écran projetant l'image de l'avatar d'Ed Atkins.
Vue de l’exposition Ed Atkins at Tate Britain ©Tate Britain/Josh Croll

La beauté des mondes interconnectés

Si les travaux d’Ed Atkins fascinent, c’est aussi parce qu’ils transgressent les codes de l’art contemporain, un milieu que l’Anglais a toujours « trouvé un peu trop guindé, en tout cas bien plus que celui de la musique ou du cinéma. » Inclassables, ses installations ne cessent donc de surprendre en prenant des virages qui frôlent la matière musicale (le son y est omniprésent) et l’imagerie cinématographique sans jamais s’y arrêter vraiment. Avec Bastards, par exemple, l’Anglais s’autorisait un détour par l’écriture (automatique, l’écriture) au sein d’un texte poético-métaphysique traitant de la mort, du capitalisme, de la métamorphose de soi et de la sexualité. « La question de l’écriture intervient dès le début de mes vidéos. Je ne peux les dissocier. D’ailleurs, je vois énormément de similitudes entre ces deux aspects. Le texte et le son ne font pas qu’enrichir la vidéo, ils s’interconnectent entre eux. Après, que le texte soit figuratif ou métaphorique, peu importe. L’important est qu’il crée une image. »

À la Tate Britain, c’est pareil. Tout n’est qu’une question d’allers-retours entre les rires et les souffrances, les images réelles et celles simulées, le monde des vivants et celui des morts, une succession de va-et-vient entre l’écran et le papier, la crainte de l’extérieur et celle des choses sinistres qui se déroulent dans l’intimité d’une maison. « Mon nom propre est la mort », dit une voix, tandis que, dans une pièce adjacente, Ed Atkins rejoue 468 fois la même note sur un piano – sa propre interprétation de la composition Klavierstück 2 du compositeur suisse Jürg Frey, datée de 2001.

Dans une salle de musée, des spectatrices se observent des écrans vidéo placés en file indienne montrant l'avatar d'un homme blanc allongé sur son lit.
Presence and absence… Hisser, vue de l’exposition Ed Atkins at Tate Britain ©Tate Britain/Josh Croll

De la rigueur, des références et une noirceur galvanisante

Artiste engagé dans la défense d’un art total, Ed Atkins semble également manier ses outils comme de la haute couture. Ou du moins, comme de l’ingénierie de précision. « Lorsque je suis devant mon ordinateur, mes pensées convergent en un même élan. Du coup, que ce soit pour la vidéo, le son ou l’écriture, je commence à peu près tout au même moment, même si l’écriture arrive bien souvent en premier. Lorsque je regarde un film, par exemple, j’accumule plusieurs ressources de textes et de citations. C’est donc un peu comme si je pensais en termes d’écriture plutôt qu’en terme visuel. »

Ce qui frappe à la vision de ses différentes vidéos, qu’il réalise via des logiciels d’animation 3D ou qu’il crée en se réappropriant des bouts de films muets (Ménilmontant de Dimitri Kirsanoff) ou d’émissions de télé, c’est donc la liberté de ton et d’approche dont semble jouir Ed Atkins. Puisant aussi bien dans l’esthétique des films d’horreur que dans les techniques des blockbusters et des trailers, « habituellement créés pour inciter les spectateurs à consommer », Ed Atkins n’a pas son pareil pour explorer le dark side de l’être humain, ce qui se passe quand on échoue, quand on devient misérable et faible. Selon une approche aussi autobiographique que redevable aux travaux de Catherine Malabou, Stan Brakhage ou encore Hollis Frampton.

L'avatar d'un homme aux cheveux courts en train de jouer au piano.
Piano work 2, 2023 ©Ed Atkins

Avatar, mon amour

Autre point fort de son travail : ses multiples avatars. C’est à travers eux que se croisent l’art de la performance et les nouvelles technologies ; c’est à travers ces longs monologues que l’on se confronte à la noirceur et la froideur du récit (qui contraste avec la beauté des images) ; c’est à travers ces doubles numériques que l’on retrouve la passion d’Ed Atkins pour les animatroniques (créatures animées ou robotisées ayant l’apparence de la vie). 

Pour cet esthète de 43 ans, ces avatars n’ont rien d’une fantaisie futuriste ou d’un gadget lui permettant d’échapper à la réalité, bien au contraire : « Dave, par exemple, sert de réflexion critique à mes vidéos, il est en quelque sorte la personne que je pourrais être si je me laissais aller à mes pires déviances, ou à celles que l’on m’impose. » En mettant en forme de grands collages numériques où se lisent en creux ses pulsions morbides et son désastre intime, Ed Atkins fait donc bien mieux que développer une esthétique singulière ; il offre une réflexion pertinente sur la représentation de soi, la question de l’authenticité et la possibilité d’aimer.

  • Ed Atkins at Tate Britain, Ed Atkins, jusqu’au 25.08, Tate Britain, Londres.
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