Des stalactites en culture, des nuages géants de barbe à papa ou des imprimantes rampantes, les œuvres de Vivien Roubaud intriguent autant qu’elles enchantent. Elles révèlent une lucidité mordante sur notre rapport aux technologies et notre perception du temps, tour à tour suspendu, accéléré, déréglé. Rencontre avec ce plasticien français haut en couleur, qui verra le Pavillon de Namur lui consacrer une monographie à l’automne prochain.
Le rendez-vous est fixé dans l’atelier de Vivien Roubaud, à Koekelberg, dans la périphérie nord de Bruxelles. Ou plutôt, dans son appartement, l’artiste vivant littéralement au cœur de ses œuvres. Ce grand plateau industriel, à mi-chemin entre un labo et une jungle domestique, déborde d’installations, de fragments mécaniques en tous genres, de plantes verdoyantes, ainsi que d’un nombre déraisonné d’horloges. Un détail qui pourrait sembler anodin si l’artiste ne mettait pas immédiatement les pieds dans le plat : « Au-delà de ma passion pour les anciennes pièces d’horlogerie, j’avoue être fasciné par notre perception du temps et sa mécanique. » Le ton est donné : en ces murs, le temps n’est pas une abstraction, mais une matière à manipuler.
Encapsuler le temps
Pour en avoir la preuve, il suffit de tourner la tête et d’admirer les œuvres disséminées aux quatre coins de l’atelier. Près des grandes fenêtres, une étrange machine composée d’un souffleur, fait léviter une samare ; cette graine d’érable que les enfants font virevolter comme des hélicoptères. « Samare stationnaire aec, c’est une œuvre avec une graine emprisonnée sur elle-même. Elle est comme coincée, encapsulée, sa chute est éternelle, commente Vivien Roubaud. C’est un arbre en puissance qui ne pourra jamais grandir… ».
» Ces sculptures sont comme les sabliers fragiles de l’humanité et montrent différents états de l’eau »
Cette douce violence (proportionnelle à la poésie qui s’en dégage) pourrait faire écho à une autre œuvre : Salsifis douteux. Le public est invité à s’emparer d’un bouton de fleur et à le placer sur un dispositif contenant des résistances et un déshydrateur. Une fois actionnés par des interrupteurs, ces derniers déclenchent l’épanouissement du bouton. En seulement quelques dizaines de secondes la fleur se déploie entièrement, fane, puis tombe sur un tapis de pétales morts. Ici, le caractère brutal de l’intervention sur le cycle de la nature vient se heurter à l’émotion éprouvée face à l’épanouissement du végétal. « C’est comme le chant du cygne », philosophe Vivien Roubaud qui perçoit dans le geste des spectateurs une résonance particulière : « J’aime l’idée qu’un observateur peut devenir acteur. C’est un geste qui termine l’objet et qui responsabilise ».
Un peu plus loin dans l’atelier, l’artiste nous montre d’autres sculptures, toujours en lien avec le temps. L’installation Pompe, concrétion calcaire, eau, douze volts présente des stalactites extraites des porosités urbaines. « J’explore les soubassements de la ville, sous un pont ou dans le métro, à la recherche de ces concrétions de calcaire. Quand je les trouve, je les découpe au scalpel avant de les présenter sur des dispositifs qui perpétuent leur expansion. » Le phénomène, bien que difficilement observable à l’œil humain – quelque trois millimètres par an – évoque un autre temps, géologique cette fois. « Ces sculptures sont comme les sabliers fragiles de l’humanité et montrent différents états de l’eau », explique Vivien Roubaud.
Le temps de la création
À ce moment de la visite, l’interview a démarré depuis plus d’une heure : Vivien Roubaud fait partie de ces personnes qui prennent le temps de la rencontre. Un mantra qu’il semble appliquer à son propre processus créatif. « En réalité, je ne sais jamais trop quand démarre la création d’une œuvre et quand elle se termine. Certaines de mes installations sont en gestation depuis plusieurs années, parfois depuis mon passage à la Villa Arson en tant qu’étudiant », confie-t-il d’une voix posée. Illustration avec un projet resté dans les tiroirs, au sens premier du terme : Vivien Roubaud sonde un grand et vieux classeur en bois. Il y trouve un morceau de dentelle noir qu’il pose délicatement sur une table attenante. « Ça fait trois ans que je travaille sur la transformation de dentelles en filaments de Swan, les mêmes qui étaient présents dans les vieilles ampoules électriques. À travers une série de procédés très techniques, je voudrais faire des dentelles ardentes qui pourraient se consumer entièrement et devenir des sculptures de cendres », explique l’artiste qui, de ses propres mots, « avance parfois à pas de fourmi ».
Avant que sa ténacité ne lui fasse crier eurêka, Vivien Roubaud se concentre sur une autre installation prochainement dévoilée au Pavillon de Namur. Au centre de l’atelier, une vapoteuse est installée à côté de l’armature de deux parapluies suspendus. « Mon objectif est de créer un nuage qui au fil des minutes va devenir pluvieux ». Dans son royaume qu’est l’atelier, l’artiste est maître du temps (météorologique) et du cycle de l’eau. Ces états physiques, tantôt gazeux, tantôt liquides, sont provoqués par un ioniseur maison créé à partir de pièces mécaniques et électroniques recyclées.
Une lecture de notre temps
C’est dans l’arrière pièce de l’atelier, sur de grandes étagères murales que Vivien Roubaud stocke justement tous ces vestiges de notre « modernité ». « Autrefois, les artistes se servaient de marbre ou de bois, car c’étaient des ressources disponibles. Aujourd’hui ce sont des frigos, des chauffe-eaux ou des imprimantes qui sont à disposition », dit avec pragmatisme celui qui travaille parfois bénévolement dans un centre de tri bruxellois. « Même si cela me permet d’étendre ma vision des objets déclassés et de récupérer des objets électroniques, je suis au cœur du système. C’est à la fois mon paradis et mon enfer ».
« Puisque tout y est inscrit, pourquoi le crier ? Je préfère que tout ça soit régi par le filtre des spectateurs. »
Cette dichotomie, l’artiste l’assume parfaitement. En atteste sa sculpture monumentale Sucre cristal n°3, écoulement laminaire, courant alternatif, atmosphère modifiée, composée de longs filaments sucrés de barbe à papa. « Il y a quelque chose de joyeux, voire du retour à l’enfance, avec cette installation mais on peut avoir une lecture alternative : sur la consommation énergétique, la production de betterave, les enjeux sanitaires autour du sucre, la dépendance qu’il provoque. » Bien qu’ici, le rapport au temps demeure a priori discret, le changement d’état cotonneux du sucre en sirop collant, évoque justement différents états physiques d’un produit ultra raffiné et le cycle d’une industrie agroalimentaire ultra mécanisée.
Quelques instants avant de se quitter, sur le pas de la porte, notre regard se fixe sur une imprimante démontée. Sur la table de dissection, des cartouches d’encre bleues laissent traîner de longues coulées, celle d’une encre vendue à prix d’or… « Ce sont des imprimantes que je fais ramper au sol et qui sont accrochées à des laisses (Imprimante jet d’encre multifonction, roue folle, contrôleur, ndr) », s’amuse Vivien Roubaud. L’imprimante : un objet rarement fonctionnel, souvent à l’agonie et présent dans le plus commun des habitats… De là voir une critique sur notre société de consommation et notre déraisonnement écologique ? Là encore, la réponse du principal intéressé ne manque pas d’élégance : « Toutes ces questions sont inscrites dans mon travail. Mais puisque tout y est inscrit, pourquoi le crier ? Je préfère que tout ça soit régi par le filtre des spectateurs ». Et de conclure ce temps suspendu en refermant la porte : « Je me protégerai toujours derrière la poésie… ».