Deux artistes, deux visions et un ancrage commun, parfois pas évidemment au premier abord. Dans cette nouvelle série, Fisheye Immersive met face à face deux œuvres, pour les mettre en lien, mais aussi à distance. Et poser, enfin, un nouveau regard sur elles. Pour ce premier épisode, Passage de Shirin Neshat se confronte à In a Search of an Honest Map de Sarah Brahim.
Deux parcours bien distincts
Née en Iran en 1957, Shirin Neshat quitte son pays pour étudier l’art aux États-Unis en 1974, soit un an avant la Révolution islamique. Elle n’y retournera qu’en 1990 ; rien n’est alors semblable à ses souvenirs, ni cette terre, ni sa famille, dont elle fut séparée pendant plus d’une décennie. Un changement majeur qui lui inspire certaines de ses séries les plus emblématiques, d’Unveiling à Women of Allah, où elle joue systématiquement avec l’écriture calligraphiée sur le corps, où elle interroge le silence imposé aux femmes sous les régimes islamistes. Le corps, dans ses portraits, est à la fois subjectif et collectif, blessé et porteur de lutte.
Du côté de ses œuvres vidéos, ces corps prennent vie. Son film Passage (2001) incarne à lui seul sa pratique. Dans une séquence presque rituelle, un corps enveloppé est porté par des hommes sur une plage, pendant que des femmes voilées creusent une tombe de leurs mains, et qu’un enfant dispose des pierres en cercles. Une mise en scène minimaliste et obsédante, portée par la musique de Philip Glass, qui prend sa source dans la ville d’Essaouira (Maroc), une cité côtière qui se rapproche de son Iran natal, où il lui est de plus en plus en difficile de retourner.


Sarah Brahim, elle, est née en 1992 à Riyadh. Appartenant à une génération plus jeune, elle dialogue puissamment avec les gestes de résistance et de présence que l’héritage de Shirin Neshat porte. Sa formation est multiple : danse et performance (qu’elle étudie au San Francisco Conservatory of Dance, en Californie), mais aussi études en anthropologie, médecine et santé publique ; de quoi nourrir son approche holistique du corps, aussi bien biologique que spirituel et sensoriel. Dans In Search of an Honest Map, Sarah Brahim trace, à 45 °C, une boucle dans le sable de son désert saoudien natal, marche avec intention, puis s’allonge dans le tracé, créant une forme, refuge limpide et fragile, à même le sol.
Son travail, profondément ancré dans la géographie, fait dialoguer le corps avec la terre, la transforme en écriture, et fait du paysage un réel interlocuteur. Plus récente, une autre œuvre, There Will Come Soft Rains, explore quant à elle le rapport du corps au vent et à l’espace, filmée dans les heures matinales sur les collines de Harrat, à Al Ula. Le geste ne commande pas le paysage, mais le laisse exister. Le corps se fait présence, interstice, liturgie.

Des œuvres convergeantes et contrastées
Deux trajectoires, deux interprétations d’un même sujet corporel. L’une forgée dans l’exil et la mémoire, l’autre dans l’ambition de réinventer le rite du corps au sein même du présent. Chez Shirin Neshat, le corps, souvent voilé, fragmenté, transformé par l’écriture, se fait surface de projection. Il porte l’histoire, la douleur, la résistance silencieuse d’un peuple. Ses figures féminines incarnent un entre-deux, visibles et pourtant effacées. Chez Sarah Brahim, le corps est tout autre. Il n’est ni symbole ni effigie, mais instrument de cartographie. En marchant dans le désert, en traçant une boucle, en s’y allongeant, l’artiste écrit un poème d’écoute. Le paysage n’est plus décor mais médiateur. Le sable devient page, le souffle mesure du temps.

La puissance du silence
Les deux artistes, récemment exposées dans une galerie londonienne, se rejoignent dans une même quête de langage corporel, et même de formes d’écriture. Shirin Neshat cherche à faire parler ce qui a été muselé quand Sarah Brahim veut écouter ce que le monde chuchote. Si l’une sculpte la douleur du passé, l’autre explore l’espace du présent, ce point suspendu entre disparition et renaissance. Leurs paysages, eux aussi, se répondent : la plage de Passage comme seuil entre deux mondes ; le désert saoudien comme matrice originelle. Tous deux sont des espaces de passage, où la matière se confond avec le corps.
Enfin, leur rapport au silence cristallise leur écart et leur lien. Chez l’Iranienne, il est dense, presque politique : il hurle sous le voile. Chez la Saoudienne, il s’étire, respire, se dépose. Il n’impose rien, mais laisse advenir. Dans les deux cas, le silence agit. Et fait parfois plus de bruit que le bruit lui-même. Entre Shirin Neshat et Sarah Brahom, une continuité s’esquisse donc : celle de deux femmes qui, à travers le geste, réinventent la parole, tout en dessinant une même prière. Celle du corps comme territoire sacré de la réconciliation.