Bizarre, vous avez dit bizarre ? Des formes inédites aux matières les plus improbables, les artistes numériques n’hésitent pas à sortir de la trame réaliste pour proposer des créatures hybrides, entre monde physique et digital. L’espace virtuel serait-il celui de tous les possibles ?
« En utilisant les visages, le maquillage, les fragments de mémoire et les “écarts” ou “malaises” quotidiens comme motifs, je déconstruis et reconstruis mes propres fétiches et rêves », reconnaît Yuka Hirac, maquilleuse et artiste visuelle basée à Tokyo. Ambassadrice de ce que les bureaux de tendances nomment la « ugly beauty », cette dernière cherche à déconstruire les normes et diktats, que ce soit dans le monde physique à travers des maquillages toujours plus étonnants, ou dans l’espace virtuel à travers ses créations délirantes. « Je dirai que mon travail se situe à la frontière entre le mignon et l’effrayant », s’amuse-t-elle. C’est d’ailleurs souvent le cas des artistes numériques qui flirtent avec l’étrange : d’Anne Horel à Daryl Anselmo, de Sanya Kantarovsky à Kira Xonorika, en passant par Noah De Costa et les différents artistes flirtant avec le slop, bienvenue au grand Freak Show des créateurs du futur.


Freak Show Gallery, voilà d’ailleurs le nom qu’a donné Daryl Anselmo à son oeuvre, présentée au Grand Palais Immersif, lors du deuxième volet de l’exposition Artificial Dreams II. Une œuvre qui emprunte aux codes de l’horreur pour livrer une critique des frontières qui s’effacent à l’ère de l’IA. Réalité et fantasme, consumérisme et désirs profonds, vérité et fake news. À travers sa galerie monstrueuse, l’artiste soulève une question : au fond, les monstres, ne serait-ce pas nous ?
« En utilisant les visages, le maquillage, les fragments de mémoire et les “écarts” ou “malaises” quotidiens comme motifs, je déconstruis et reconstruis mes propres fétiches et rêves. »

Une expérience cathartique
Pour Valentin Ranger, cela ne fait pas de doute : « Les monstres sont tout autant des corps avec d’autres accessoires. » Célèbre pour ses étranges créatures en 3D, l’artiste poursuit : « Ils métabolisent des émotions et des affects divers qui permettent de prendre conscience d’un autre état de l’environnement, et d’une autre norme. » En effet, grâce à la mise à distance permise par l’étrange, le regardant se libère des contraintes physiques, biologiques, perceptives. Un effet de dissonance se met alors en place. « Les mondes imaginaires, les mondes numériques sont un autre masque, confie Valentin Ranger, C’est un peu un exercice de théâtre, ça implique une nouvelle corporalité, de nouvelles connaissances et une transformation des relations. » Un recul qui permet finalement une forme d’introspection, de catharsis même.

« Je pense que le spectacle, mené par les dits-monstres ou jumeaux virtuels n’a rien de superflu : c’est nécessaire pour raconter l’état de l’évolution du monde. »
Cette notion de catharsis est d’ailleurs intrinsèquement lié au concept des « Freaks Shows », ces spectacles permettant d’admirer des personnes hors du commun autour de la fin du 19ème siècle. En se comparant à la femme à barbe ou à l’homme le plus gros du monde, le spectateur se rassure, par le rire ou par l’effroi. Nous voilà alors face à nos propres insécurités, dont se nourrissent les créateurs contemporains, qui s’inspirent de cette fascination pour l’étrange afin d’imaginer des miroirs de notre société, aussi viciée soit-elle. « Dans mon travail, je cherche à créer des visuels personnels qui transpercent la mémoire du spectateur, en y intégrant une douleur et une solitude, des éléments qui sont souvent négligées dans des compositions qui peuvent sembler pop et plus accrocheuses à première vue, explique Yuka Hirac. Je m’intéresse aux choses désagréables que nous ressentons inconsciemment, mais auxquelles nous ne prêtons généralement pas attention. Les pauses subtiles, les flux et les choses qui semblent étranges inspirent l’intérêt et le malaise, et je pense qu’ils jouent un rôle dans la réflexion ou le souvenir du spectateur. »
L’étrangeté, parfois horrifique, devient alors un médium entre le spectateur et sa pensée. Traumatismes, craintes ou même désirs profonds se révèlent ainsi à lui face aux visages déformés générés par IA. « J’attribue le besoin de s’éloigner de la représentation de l’homme à un processus de guérison, résume Valentin Ranger, Je pense que le spectacle, mené par les dits-monstres ou jumeaux virtuels, n’a rien de superflu : c’est nécessaire pour raconter l’état de l’évolution du monde. »

S’éloigner du jumeau numérique
On repense alors à ces mots de l’artiste Vidya-Kelie, prononcés lors de notre dernier entretien : « Depuis les débuts de la production dans les mondes numériques ou presque, on essaie de produire un monde réel dans un monde virtuel. » Revenant sur la notion de jumeau-numérique, la créatrice de soleils virtuels développe : « Dans l’espace virtuel, on ramène toutes les contraintes de la vie réelle afin de créer un environnement que l’on connaît, qui nous rassure, qui nous permette d’être dans le contrôle. » Désireux de s’éloigner de ce consensus, certains artistes numériques vont toujours plus loin dans le déroutant, certes pour dire plus de notre monde, mais aussi pour s’en éloigner le plus possible, malgré les contraintes d’un support finalement pas si libre que ça.
« L’espace numérique n’est qu’un espace comme un autre, se désole Valentin Ranger. Ce serait dangereux de l’envisager uniquement comme une zone de liberté totale. C’est un espace cadré, et un espace qui a une histoire et une organisation collective. Il est également très extériorisé, car il n’a pas encore été assez étudié, dû au manque de recul et de savoir. Le monde numérique, c’est un espace dit “virtuel”, mais qui a finalement une réalité structurelle très concrète. »

« Le monde numérique, c’est un espace dit “virtuel”, mais qui a finalement une réalité structurelle très concrète. »
Distordre des traits humains, n’est-ce pas un premier pas vers la création de nouvelles règles, propres au digital ? « D’un point de vue purement plastique, la 3D est une matière qui implique un champ infini de possibilités, poursuit Valentin Ranger. La représentation académique est intéressante, mais elle n’est pas suffisante. Personnellement, je considère le numérique comme un espace de travail, mais aussi de jeu. J’y crée des maisons de poupées et j’y joue avec une liberté d’enfant ». Un témoignage dans lequel se reconnaît Yuka Hirac, qui déclare : « Plus qu’un espace de liberté, j’ai la sensation que l’espace virtuel est un monde différent : celui que j’ai choisi. »
Malgré tout, l’artiste précise : « Je pense tout de même que les illusions dans ma propre tête sont beaucoup plus libres que tout le reste. » Finalement, notre imagination la plus fantasque ne serait-elle pas complètement nourrie par notre culture, bien ancrée dans le monde réel, qu’elle soit individuelle ou commune ? « Je pense que le réel est un apprentissage et une esthétique normé que l’on porte déjà sous forme de masque », rappelle Valentin Ranger. Pour lui, « les mondes imaginaires, les mondes numériques sont un autre masque. Un peu comme un exercice de théâtre, ça implique une nouvelle corporalité, de nouvelles connaissances et une transformation des relations. »

Au-delà de l’imaginaire : le réel
Difficile tout de même de ne pas puiser dans ce que l’on connaît pour tenter d’imaginer ce qui nous est encore obscur. « Mes créations sont inspirées par une recherche intime sur le corps, qui m’a été transmis par l’héritage de ma mère danseuse, de son père médecin et de son grand-père, Grand rabbin de Constantine en Algérie », détaille Valentin Ranger. Également inspiré par les mythes, les jeux vidéo et les « jouets d’enfants “pour filles” qui pouvaient avoir un rapport quelconque au mignon et au tendre », l’artiste fait de son éclectisme une force pour transposer son savoir et les visages anthropomorphes croisés quotidiennement à ses personnages virtuels.
« J’aimerais que l’espace numérique et l’espace physique coexistent. »
« J’ai créé un groupe d’avatars, une communauté, qui était entièrement ouverts à échanger et communiquer avec leur environnement, s’échangeant des symboles entre eux porté comme des ornementations, mais aussi sensible aux symboles présents dans l’espace au-delà de la nature humaine : traces de végétaux, traces du cosmos, traces de mémoire précédente, traces d’onde numérique. Ça a créé des figures monstres, mais inspirées par des corps très concrets, habités par d’autres vies », résume Valentin Ranger. Une forme de cohabitation que Yuka Hirac veut pousser au maximum : « J’aimerais que l’espace numérique et l’espace physique coexistent. Du seul point de vue de l’expression artistique, la coexistence permettrait de ressentir le positif de chacun des deux espaces ». Le meilleur des deux mondes, est-ce seulement possible ?

Car si l’on a tendance à n’envisager l’art que comme le vecteur d’une conscience analytique, il est également motivé par un désir d’expression, qu’il soit intime, esthétique, politique ou de l’ordre du fantasme pur. « Mon travail se situe à la frontière entre réalité et fantastique », rappelle Yuka Hirac. Laquelle, à travers cette phrase, se fait la porte-parole de toute un groupe d’artistes adepte du Freak Show. « L’étrange s’est imposé à moi. L’étrange, c’est la recherche, le travail et le dépassement des limites intérieures, c’est une forme d’ouverture à autre chose qui est ensuite avalée, et donne envie d’aller voir autre chose, lance à son tour Valentin Ranger. Je pense qu’une partie du travail quand on crée des figures hybrides ou monstrueuses, c’est justement de les accepter comme des parts de soi, comme des jumeaux multiples. » Aussi effrayants soient-ils.