Jamais un artiste n’avait répondu à nos questions en utilisant l’IA. Rarement on a été ainsi dans le flou, sans savoir si l’artiste plaisantait, provoquait ou documentait simplement là le monde à sa manière. Si bien qu’une question s’impose : Freeka Tet, connu pour ses collaborations avec The Weeknd et Oneohtrix Point Never, est-il un génie ou troll ?
Freeka Tet est une figure déconcertante, et certainement complexe. Il peut sembler très impliqué et spontané, puis répond à vos questions par l’intelligence artificielle. Une mise en scène de plus ? Une provocation ? Ou simplement de la paresse ? Ce qui est certain, c’est que sa démarche est à l’image de son œuvre, qui tient autant du pied de nez que de la démonstration en actes de l’absurdité de notre époque.
Il suffit en effet de se pencher brièvement sur son œuvre pour comprendre que le troll, au même titre que les mèmes et autres comportements nés de la culture Internet font partie intégrante de son langage, qu’il détourne avec une jubilation étrange.
De la noise aux clips
Artiste numérique, VJ, réalisateur de clips, hacker, performeur… Freeka Tet a un profil joueur. Son avatar dirait même de lui qu’il est un « sous-produit de la société dans laquelle [il] vit : façonné, déformé et parfois corrompu par l’absurdité de la culture moderne, l’internet, le capitalisme et les rêves glitchy. » Venu de la scène noise, ses premières compositions, sous le nom de Sgure, s’écrivent avec Max/MSP, un logiciel de programmation visuelle prisé au sein de la recherche musicale qu’il l’utilise pour produire des performances où les sons sont déclenchés par des gestes, des algorithmes ou des erreurs.
Très vite, la performance s’infiltre dans la vie quotidienne de l’artiste français basé à New York : il enregistre ses gestes, cherche des manières de faire musique avec le réel, les objets, les habitudes, et va jusqu’à transformer, par exemple, le brossage de dents en matière sonore. Avec, toujours, en toile de fond, une forme de satire, qui semble viser autant le monde que lui-même.
Freeka travaille rarement seul. Il collabore régulièrement avec des musiciens, majoritairement issus du spectre de la musique électronique : Amnesia Scanner, Oneohtrix Point Never, mais aussi Arca, et VTSS pour son dernier show au festival Coachella. Pour Anitta et The Weeknd, il réalise le clip « São Paulo», à l’occasion duquel il conçoit pour la chanteuse une prothèse de ventre de femme enceinte, où le nombril devient une bouche hurlante d’un bébé (ou d’un monstre ?) qui s’apprête à en sortir.
« Il n’y a pas de différence entre l’audio et le visuel. Ce sont juste des données, des textures différentes dans la même soupe. »
Dans « Ledge », le clip qu’il signe pour le duo berlinois Amnesia Scanner – avec qui il entretient une collaboration musicale et visuelle solide -, Freeka Tet se concentre sur un dispositif simple : une caméra placée sous une assiette, qui donne un point de vue original sur la personne en train de manger. Détourner un objet du quotidien, changer la perspective, provoquer le malaise… On retrouve ce même glissement dans « Over », où un sac plastique devient personnage, flotte, se débat et se laisse porter, selon une technique de réalisation évoquant American Beauty, sa grâce involontaire et sa poésie presque accidentelle.
Une performance permanente
Mais c’est peut-être avec Oneohtrix Point Never, musicien expérimental signé chez Warp Records, que son approche atteint son pic de tendresse absurde. Pour la tournée Again, qui se poursuit depuis 2024, il conçoit une animatronique (une figurine robotisée, ndlr) du musicien, qui joue à sa place, reproduit ses gestes, utilise ses instruments. « Le performeur performé », ou comment rendre poétique l’idée qu’on ne se joue plus soi-même mais son double, son avatar, ou sa propre caricature. Derrière la mise en scène de Freeka Tet, il y a une vraie réflexion sur l’authenticité à l’ère numérique, et un goût assumé pour le théâtre de l’absurde.
C’est que les comportements sociaux, les idées de vérité et de mensonge constituent, à observer la grande majorité de ses œuvres, le terrain de jeu préféré de cet artiste protéiforme. Dans une interview vidéo, il apparaît avec un filtre qui distord son visage, une manière de perturber les codes esthétiques et d’imposer une forme d’anti-beauté numérique. Ce glitch visuel fait écho à 7h3 p1c7u23 0f f4c371m3, une performance en ligne diffusée pendant le confinement où il détournait les outils de reconnaissance faciale, en s’appuyant sur la pression faite aux DJs et producteurs de rester visibles sur les réseaux malgré l’arrêt des concerts.
Aujourd’hui, Freeka Tet – ou plutôt son avatar – va jusqu’à dire : « Il n’y a pas de différence entre l’audio et le visuel. » Pour lui, pas de frontière entre le son, l’image et le mouvement. « Ce sont juste des données, des textures différentes dans la même soupe. » Là encore, une phrase étrange, un peu drôle. Plus loin, il affirme qu’un poulet en caoutchouc peut devenir une ancre métaphysique. Que « l’IA est le gremlin espiègle de la boîte à outils de l’artiste ». Toujours entre le réel et la simulation. En vérité, chez lui, on ne sait jamais trop où s’arrête la personne et où commence l’avatar. Hacker, magicien ou vendu… Freeka Tet semble préférer le flou à toute étiquette. Il ne cherche pas à faire passer un message, mais préfère créer du trouble. Faire buguer, en quelque sorte.
Fasciné dès l’enfance par David Lynch, Merce Cunningham – danseur et chorégraphe américain mort en 2009 – ou Michel Gondry, Freeka a développé un goût certain pour l’étrange. Intelligemment, cette étrangeté sert aujourd’hui à montrer ce que les autres ne voient pas, surtout dans une période d’accélérations technologiques, où nos visions du monde, de l’humain, du transhumain, de l’authenticité et du mensonge sont sans cesse bouleversées.