Le Festival international du film de Genève poursuit son glissement assumé vers des formes narratives hybrides, où l’image s’éprouve. Pour son édition 2025, la programmation XR fait émerger, en creux, une tendance en faveur de l’écoute dans des œuvres qui amplifient l’émotion, guident le spectateur, donnent épaisseur et corps au non réel. En résultent des expériences toujours plus radicales, à travers lesquelles le GIFF révèle comment le son densifie notre rapport à l’espace virtuel, à l’altérité et à nous-mêmes. La preuve en quatre installations marquantes.
À Genève, jusqu’au 8 novembre, la nouvelle édition du GIFF arpente une fois de plus une série de territoires virtuels au sein desquels la VR et la XR rencontrent la narration du 7e art. Entre autres découvertes (Out Of Nowhere, La maison de poupée, Ancestors), ce qui reste en tête, ce sont avant tout ces œuvres qui charrient dans un même élan les sons, les images et les corps, à la recherche d’un vertige qui se veut porteur d’immersion et d’expériences collectives. On y était, on vous raconte.

Ceci est mon cœur, la guérison du cœur par le corps
Dans Ceci est mon cœur, déjà présenté à Cannes Immersive et Venice Immersive, les frères Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies réparent les vivants. Emmitouflé dans de larges capes connectées, confectionnées en soie, le public déambule dans un conte sonore et visuel inspiré de leurs deux vies, relaté d’une seule voix. Il est question de conflit au corps et de réconciliation, de l’enfance à l’âge adulte. La frontière qui délimite le soi du nous se dissipe bien vite grâce à ce costume inclusif, uniforme et propice à l’empathie : entendre le récit de l’autre, c’est déjà sentir son propre corps différemment, non ? Les épreuves, les traumatismes de l’abus, la maladie, la résilience, l’amour et la délivrance se succèdent sur un arrangement musical habile, fait de notes vibrantes de guitare sèche et, au fur et à mesure, de pulsations métalliques puisées dans le répertoire des musiquées électroniques.
Au moyen de transformations visuelles, les archives familiales muent ici en documents collectifs, favorisant la perméabilité du souvenir. L’histoire de chacun devient le récit de tous. Les battements colorés se synchronisent, le paysage sonore s’épaissit, et finit inévitablement par dessiner l’espace affectif entre les participants. C’est là toute la beauté de ce conte : à mesure qu’il se déroule sous les yeux, aux creux des oreilles et sur les corps, celui-ci réveille l’enfant abimé, et lui montre le chemin vers une possible réparation. En cela, Ceci est mon cœur se reçoit une chorégraphie lumineuse de libération dépourvue de « il était une fois », préférant à ce stéréotype une histoire qui se joue ici et maintenant, le temps d’une partition collective.

La Magie Opéra, dans les entrailles du Palais Garnier
Imaginée par le studio BackLight en coproduction avec l’Opéra national de Paris et VIVE Arts, cette expérience en réalité virtuelle, créée à l’occasion des 150 ans du Palais Garnier, fait résonner la puissance de l’opéra. Durant vingt-cinq minutes, le spectateur, équipé d’un casque VR, suit Céleste, une jeune chanteuse prise de vertige à l’instant de monter sur scène. Son échappée devient prétexte à un voyage initiatique à travers les grandes œuvres du répertoire : le Chant à la lune de Rusalka (Dvořák), Vissi d’arte de Tosca (Puccini) et La Habanera de Carmen (Bizet). Chaque air ouvre un monde parallèle : les fonds marins frémissent au son des cordes de Dvořák, un palais romain révèle ses drames sous les notes de Puccini, puis l’espace se défait pour laisser place à Bizet, dans un acte final inattendu.
La mise en scène sonore est le fil d’Ariane. L’opéra devient accessible. À travers Céleste, il nous parle. Dans cette architecture évolutive, les arias deviennent des protagonistes à part entière, à portée de main. Chaque vibration semble modeler les murs du Palais Garnier, en effacer les dorures pour enfin inviter le spectateur en son chœur. Au GIFF, cette œuvre trouve un écho singulier : elle interroge la manière dont la technologie peut restituer la puissance du chant, son tremblement charnel, déployer une élasticité acoustique sans la figer. Au-delà de la célébration patrimoniale, La Magie Opéra compose une partition de souffle et de complicité, rappelant que l’opéra, même virtuel, reste un moment de magie partagée.

From Dust, particules d’identité
From Dust est une histoire de voix, d’identités et de particules. Élaborée par Michel van der Aa et récompensée à Cannes, cette installation de vingt-quatre minutes est interprétée par l’ensemble vocal allemand Sjaella. Ses six chanteuses en sont les hôtes et incarnent autant d’alter ego fragmentés, miroirs d’identité. Il est question d’opéra revisité, cette fois, et déployé en réalité virtuelle. Si le dispositif s’écrit à la première personne, ce sont bien les voix qui sont souveraines. Leur chant lyrique accompagne le visiteur à travers cinq mondes oniriques, fluides, façonnés par ses propres gestes et décisions. L’expérience, pensée pour une audience d’une seule personne, interroge : spectateur ou co-créateur ? Grâce à une arborescence de choix et à un usage mesuré de l’IA générative, chacun peut tracer sa constellation narrative. Une main tendue suffit pour faire naître ou dissoudre un paysage vocal, rappelant que nos identités sont mouvantes, constituées de poussières.
Techniquement, From Dust repousse aussi les limites du médium : vidéo volumétrique, modèles 3D augmentés de shaders, contacts visuels intelligemment persistants : tout, ici, est fait pour que les personnages perçoivent la présence. Déjà salué pour Eight, van der Aa poursuit ainsi sa recherche d’un opéra total, hybride, où la musique devient architecture et le corps, interface. Au cœur du festival genevois, From Dust s’impose comme un voyage spirituel, intellectuel et auditif : une poésie immersive où l’on greffe sa propre résonance. Dans ce monde fluide, futuriste et personnalisé, une question demeure : que reste-t-il de nous quand la poussière retombe ?

Locus Solus – Rêverie – Vertiges, le concert comme labyrinthe mental
Avec Locus Solus – Rêverie – Vertiges, le GIFF et Ensemble Contrechamps proposent un pas de côté : un concert immersif qui se vit aussi bien avec le corps qu’avec l’ouïe. Le triptyque explore trois degrés d’attention : présence, abandon, dérive. Assis face à une scène composée de musiciens en live, le public, doté de casques VR, adopte une posture de pleine présence ambivalente : un pied dans le réel, l’autre dans le virtuel. Créé par Raphaël Raccuia, Nicolas Carrel, et accompagné par Ensemble Contrechamps, sur des volutes de hautbois, contrebasse, d’électro et de voix, Locus Solus propose une ascension surréaliste abstraite, peuplée de « machines célibataires ». La poésie sonore égrène des mantras entêtants sur une musique contemporaine et jazz nous invitant à dépasser les seuils, tandis que la spatialisation des sons ajoute à la sensation de perte de repère et de sensation d’escalade infinie, vertigineuse.
Dans Rêverie, Sachie Kobayashi convoque contrebasse, guitare et musique électro dans une partition réinterprétant l’apparition des instruments de musique. Semblables à une forme de technologie, ces innovations entrent en résonnance avec le rythme effréné des innovations humaines. En échos à cette accélération radicale, les images se succèdent dans un décor de réalité augmentée : la modélisation des musiciens surdimensionnée se juxtapose avec des formes géométriques extensibles ; les corps sont tantôt cadrés, tantôt décadrés, dans un mouvement perpétuel qui contraste avec la position statique de l’homme à son bureau, créateur digital ; enfin, à l’inverse des deux premières œuvres, Vertiges a été œuvre musicale avant d’être mise en image.


Si la plongée se veut contemplative et apaisée de prime abord sur le plan visuel, elle se révèle rapidement en perpétuelle transformation. Dans ce concert en trois volets, est-ce finalement l’image qui impulse la musique ou l’inverse ? D’où vient le son ? Le labyrinthe sensoriel déstabilise, questionne, apaise, bouleverse. Une chose est sûre, ce dispositif-performance est évolutif. Il se joue de nous, et encourage une forme d’immersion totale.
En définitif, cette édition du GIFF rappelle que si le virtuel façonne les images, c’est la musique qui leur insuffle pouls, identité, respiration. Avec, en sous-texte, ce petit conseil, prodigué à la manière d’une grande vérité : pour mieux éprouver ces mondes naissants, il faut aussi tendre l’oreille.