Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, le grand détournement de l’IA

Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, le grand détournement de l'IA
“Everything Is Real” ©Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

Depuis 2010, les deux artistes profitent de chacun de leurs films, livres ou installations pour remettre en question les biais de l’IA. Et parviennent systématiquement à frapper juste grâce à une approche réflexive qu’ils détaillent ici.

Depuis quelques années, le duo créatif formé par la journaliste Gwenola Wagon et le réalisateur/écrivain Stéphane Degoutin compose des films pointant l’évolution de nos sociétés numériques et technologiques et leur interaction avec le facteur humain. Des films aux ressorts d’enquêtes, d’analyse sociopolitique, mais dont le narratif visuel procède des esthétiques et processus d’écriture d’une culture de l’image transformée par le numérique. Leur film World Brain de 2015 combine ainsi étude sur les milieux physiques par lesquels transitent l’internet et récits de survie à consonance scientifique.

Un film labyrinthique, augmenté d’un site web et d’une installation artistique, comme pour témoigner de la complexité cybernétique et organique de notre monde connecté du XXIe siècle. Évidemment, la tendance nouvelle du tout-IA ne pouvait pas les laisser sans réaction. Leur nouveau canevas filmique Everything Is Real s’empare donc de l’outil et du sujet de l’intelligence artificielle comme matrice d’une nécessaire exploration de ses biais.

Des hommes et des femmes en costume noir heureux d'être assis sur une masse de billets.
Everything Is Real ©Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

Remettre en question les biais de l’IA

Avec Everything Is Real, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin entrent ainsi de plein pied dans les circuits de l’IA et dans la manipulation des données qu’elle implique de par sa logique même de conception. « Les biais de l’IA ne sortent pas de nulle part, prévient Stéphane Degoutin. Ils proviennent des images ayant servi de nourriture aux IA, et l’une des sources de nourriture les plus importantes sont les images des banques d’images et des micro-stocks comme Shutterstock ou Getty Images. Par leur diffusion et leur utilisation, ces banques d’images appartiennent à la catégorie des “technologies hégémoniques” et nous pensions qu’il était important de prêter attention aux imaginaires qu’elles véhiculent, qui finissent par s’amplifier au sein des IA génératives. De par leur caractère hégémonique, ces images ont un caractère politique. Elles nous soumettent à certains visuels plutôt qu’à d’autres. »

En 2022, le duo avait déjà réalisé trois projets qui interrogeaient les images de stock : l’Atlas du nuage (un atlas) et l’Image qui vous veut du bien (un article et une installation), mais les temps ont changé. « En 2022, les images générées par IA étaient balbutiantes, poursuit Stéphane Degoutin. Deux ans plus tard, elles ont atteint une puissance extraordinaire ». L’idée a donc été actée de poursuivre ce travail sur les tropes des images de stock en le superposant avec une deuxième enquête sur les biais et les tropes des images générées par IA. C’est tout le propos d’Everything is Real. Pensé comme un outil audiovisuel promotionnel marketing, le film montre « les pommes les plus rouges, les call centers les plus verts, les salles de serveurs avec le plus de câbles, les employés les plus souriants, les livreurs avec leurs plus beaux colis, les bénévoles les plus efficaces, les montagnes de déchets les plus grandes, les manifestants au regard le plus vide, etc. ». Et Stéphane Degoutin de préciser : « L’IA est la réalité, la nouvelle réalité. Alors pourquoi ne le revendiquerait-elle pas ? ».

Des hommes dorment sous un duvet, entassés entre des tours de systèmes informatiques
Everything Is Real ©Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

L’IA détournée

Habitués à œuvrer à quatre mains sur leurs films, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin travaillent un peu plus à distance désormais. Mais cela ne les empêche pas de continuer à échanger et à réfléchir dans les moindres détails de la réalisation, en affinant des méthodes de production toujours très liées à un esprit de récupération/détournement d’un existant aujourd’hui bien ancré, même auprès d’un relatif grand public. « Après avoir mené ce travail d’enquête et de collecte de dizaines de milliers d’images de stock sur Shutterstock ou Getty en 2022, pour révéler les stéréotypes que ces images véhiculent, nous avons commencé à partir de 2024 à reproduire systématiquement ces stéréotypes à l’aide d’outils de génération par IA, explique la moitié masculine du duo. Dans la mesure où l’objectif est d’explorer les stéréotypes de l’IA, nous travaillons avec les mêmes outils que ceux couramment utilisés par le grand public. Nous créons donc ces images à partir de prompts dans l’IA de génération d’images la plus connue, que nous éditons ensuite avec le logiciel de retouche d’image le plus connu. Ces images ont ensuite été retravaillées avec l’IA de génération de films la plus connue, puis assemblées dans un montage final avec un logiciel de montage très répandu. »

Concrètement, c’est donc à un work-in-progress assisté par IA auquel le duo s’est attelé. Un travail qui était toujours en cours d’écriture définitive lors de la première présentation du projet, à la Conciergerie de Paris en février dernier, en marge du Sommet pour l’action sur l’IA. Everything Is Real y proposait en effet une version encore incomplète, notamment quant à son menu accessible de séquences scénarisées de deux à trois minutes environ. Mais les thématiques choisies (Apple, Smile, Protest, Team Spirit) donnaient déjà un bon aperçu de « la propagande visuelle » de l’IA.

« Nous avons choisi les thématiques qui nous semblent concentrer le plus de biais possibles et les ambivalences les plus révélatrices en poussant leurs contradictions jusqu’à l’absurde, en poussant le stéréotype à son paroxysme, dévoile Stéphane Degoutin, un sourire complice au coin des lèvres. La pomme rouge, d’abord seule sur fond blanc, se retrouve ainsi dans les mains d’employés de bureau souriants, qui se gavent de pommes jusqu’à sombrer dans leur jus. Des employés aux sourires parfaits dans des séances de célébration de leur chiffre d’affaires lancent en l’air des billets de banque, avant d’étouffer sous ces billets. Des opérateurs de call center souriants travaillent dans un environnement aussi vert que possible jusqu’à s’éprendre des plantes de bureau qui prolifèrent. Des bénévoles nettoient la pollution de sites toxiques avec le sourire, jusqu’à ce que le sable des plages devienne vert lui aussi. La Terre est un objet qu’on saisit dans sa main, qu’on aime, qu’on protège et qu’on chérit, jusqu’à le mettre à la poubelle sur une montagne de déchets. Des manifestants brandissent des pancartes vides dans différents lieux, puis le monde qui entoure leur lutte disparaît. »

Gros plan sur la bouche d'un homme barbu ingérant un liquide noir.
Everything Is Real ©Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

L’IA un outil de travail malgré tout ?

Si Everything Is Real enchaîne les stéréotypes et leur exagération outrancière, passer à l’étape de cette confrontation directe avec l’outil n’a pas été simple pour tout le monde. « L’IA, au départ, je ne voulais pas en entendre parler, note Stéphane Degoutin. D’abord pour des raisons écologiques, mais aussi politiques. Pour ne pas renforcer l’hégémonie de ces entreprises en participant au buzz médiatique dont elles s’entourent. Mais c’était tellement logique d’interroger ces images après notre recherche sur les images de stock que je me suis laissé prendre. Dans cette collaboration, nous apportons des choses différentes aux projets. C’est une poursuite de notre travail en commun. Nous utilisons tous les deux les mêmes outils. On s’échange juste les fichiers et on retravaille ce qu’a fait l’autre jusqu’à ce qu’on soit satisfaits. » 

Avec le temps, l’IA est donc devenu un sujet récurrent dans le travail de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, interrogeant le développement de la robotique et des formes artificielles d’intelligence depuis au moins deux films, Cyborgs dans la brume (2010) et World Brain (2015). Ce dernier décrit l’utopie de la connexion universelle qui entraîne l’humanité dans un projet pharaonique : la construction d’un espace mondial spécifiquement conçu pour la circulation des données. Un réseau planétaire qui explorait déjà des formes balbutiantes d’intelligence artificielle.

Un homme en chemise, le visage recouvert de boue, mange une pomme rouge face à son ordinateur.
Everything Is Real ©Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

L’IA apparaît ensuite dans l’installation Cat Loves Pig (2017), où deux intelligences interagissent ensemble : des chats et des aspirateurs dotés d’intelligence artificielle, avant que le duo ne réalise avec le philosophe Pierre Cassou-Noguès le film Erewhon en 2019 : une fable sur la vie des humains dans un monde où l’automatisation a été fantasmée jusqu’à ses extrêmes. Avec ce même Pierre Cassou-Noguès, Gwenola Wagon développe ensuite le film Les Agents sur ce que signifie habiter à l’ère des IA. « Suivant les projets, l’IA nous permet de compléter les manques ou encore de voyager dans le temps, complète Stéphane Degoutin. Dans la performance La Photo qui sourit toute seule, nous avons cherché à reproduire des images des pionniers de la pensée positive : Émile Coué dans sa pharmacie, à Troyes à la fin du XIXe siècle ; Mary Baker Eddy prêchant la New Thought. fin du XIXe siècle ; ou encore des images qui nous permettent de plonger dans l’atmosphère d’une époque. C’est aussi cette recherche qui a animé le film de Gwenola Wagon, “Chroniques du soleil noir”. »

5 jeunes femmes avec un grand chapeau de paille sur la tête rigolent au moment du coucher de soleil, alors qu'un avion plane dans les airs.
Chronique du Soleil Noir ©Gwenola Wagon

La question de l’authenticité des images

Souvent, dans leur travail, les images produites par Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin donnent un certain sentiment d’authenticité, tout en s’éloignant du réel. Elles créent ainsi une « forme d’uchronie, une légère bifurcation imprimée au passé pour fabriquer un scénario alternatif ». Tout comme pour les images de stock hégémoniques, leur travail avec les IA relève donc de la même logique de détournement, mais avec un outil légèrement différent. « Dans tous les cas, ce sont les images banales et omniprésentes qui nous attirent. Nous cherchons à rendre visible ce qu’elles cachent en pleine lumière. À travers elle, nous interrogeons la voracité temporelle, “accélérationniste” des images. Et bien sûr le fait que les plateformes qui les détiennent sont détenues par une poignée d’oligarques ».

Dans ce cadre, l’idée de prendre à témoin le spectateur par un principe d’exagération, comme dans Everything Is Real et ses scénarios ostentatoires, entre donc foncièrement dans l’ADN de l’image vue par l’IA. « Les images que nous produisons semblent comme des objets trouvés, car très proches de la “pente naturelle” des IA les plus utilisées », reconnaît Stéphane Degoutin. Avant de résumer, dans une ultime intervention, l’ambition du duo : « Nous souhaitons que la critique opère par surprise, qu’on ait l’impression de voir des images banales, mais que le montage visuel provoque une forme de gêne devant cette banalité, voire de dégoût. »

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