En complément d’un article de fond autour de leur carrière, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin déblatèrent autour de l’IA et de son impact au sein de leur approche créative.
Qu’apporte l’usage de l’IA dans votre travail de conception filmique ?
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin : L’IA permet de simuler rapidement des images de projets. Elle vient réaliser des esquisses rapides, pour nous permettre ensuite de nous orienter, mais parfois cela va trop vite et le lent travail de maturation peut être court-circuité par la prodigieuse vitesse de réalisation. Cette vitesse est le principe même de l’IA. Cory Doctorow (blogueur, journaliste et écrivain de science-fiction canadien, ndr) désignait, il y a longtemps déjà, Wikipédia comme un « raccourci vers l’omniscience ». De la même manière, les images produites par IA seraient un raccourci vers la visualisation de la pensée. L’inconvénient d’un raccourci, c’est que l’on obtient un résultat avec peu d’effort. Il faut donc réfléchir a posteriori. Revenir en arrière, au ralenti, après avoir accéléré.
Qu’est-ce que cela implique au sein de votre processus créatif ?
Cela conduit à faire un travail d’édition ou/et de montage, une prise de recul après coup. Comme nous réalisons depuis longtemps des films de montage, c’est un processus auquel nous sommes habitués. C’est une sorte d’obligation morale. Nous ne croyons pas que l’on lutte contre l’accélération en ralentissant. Au contraire, nous accélérons ET regardons en arrière.
Heureusement nous avons une formation d’artistes/chercheurs classiques, et nos outils nous permettent de ne pas perdre l’usage de la réflexion, via des pratiques « analogistes » (croquis, dessins, notes) dont la perception du réel exige de la patience pour ne pas se laisser court-circuiter par l’automatisation des processus de création.
« On peut imaginer des plateformes génératives comme des usines produisant sans discontinuer des images dans une telle profusion que cela saturerait l’espace médiatique. »
Quels développements l’IA va-t-elle apporter selon vous dans ce secteur de la production filmique dans un futur plus ou moins proche ?
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin : Dans notre travail, nous explorons les fantasmes de notre époque. Nous tentons de donner forme à des imaginaires, mais nous ne prétendons pas avoir des réponses sur le futur, par nature imprévisible. Nous imaginons que l’évolution des modes de production des images va rendre les images de plus en plus faciles à réaliser via des IA, ce qui pourrait les rendre de plus en plus prévisibles. On peut imaginer des plateformes génératives comme des usines produisant sans discontinuer des images (en référence à la nouvelle Autofac de Philip K. Dick) dans une telle profusion que cela saturerait l’espace médiatique. Nous pouvons imaginer ce genre de scénarios, mais il nous importe peu qu’il soit ou non réaliste.
Globalement, l’IA est-elle une direction obligée de notre sphère d’évolution technologique ? Est-ce un danger ou une aubaine ?
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin : Encore une fois, nous ne cherchons pas à prédire le futur. Mais nous pouvons imaginer des inversions. À trop vouloir perfectionner ses productions, l’humain pourrait devenir l’assistant des IA (à la manière dont les programmeurs se retrouvent déjà au chômage depuis qu’ils ont contribué à l’efficacité des IA programmatrices). Et l’IA pourrait se faire passer pour humaine en nous faisant croire que ses productions dépassent les productions authentiquement humaines. Bien entendu, c’est un leurre. Ses productions ne nous « dépassent » pas, c’est la propagande de l’IA qui nous dépasse. Mais, in fine, cela revient au même : si nous croyons à ce dépassement, nous sommes effectivement dépassés.
« L’aspect « surréaliste » des images fréquemment produites par les IA est en réalité déjà assez standardisé. »
Si l’on en croit certaines tendances, la difficulté sera de lutter contre une homogénéisation trop grande, à la manière des images de stock, des musiques d’ambiance, de la climatisation, de la chirurgie esthétique.
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin : Toutes ces techniques visent une sorte de conformité, de neutralité (qu’elle soit visuelle, auditive, thermique) pour créer un environnement lisse, homogène, prévisible, sans surprises, confortable. L’aspect « surréaliste » des images fréquemment produites par les IA est en réalité déjà assez standardisé. Ce sont des images qui ne surprennent pas vraiment. Les effets de fausse surprise et l’accumulation incessante de nouveautés qui s’annulent les unes les autres reviennent à créer de l’homogénéité. Le plus dangereux serait alors le risque d’une bureaucratie des images à la manière dont ChatGPT manipule déjà très bien la bureaucratie du langage et excelle à parler aux administrations, aux banques et aux assurances.
Concrètement, et malgré votre défiance, l’IA a-t-elle déjà fait irrémédiablement évoluer votre méthode de travail ?
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin : Nous aimerions éviter de travailler avec l’IA. Dans l’absolu, nous préférerions peindre à l’aquarelle ou faire du yoga. Mais dans la réalité, il est certain que nous allons continuer d’explorer cela, tout simplement parce que cela pose question. De la même manière que nous préférerions ne pas nous intéresser à Donald Trump, Vladimir Poutine, Alibaba, Amazon ou Uber – mais nous n’avons pas vraiment le choix. Il est très difficile de ne pas s’interroger sur la guerre, même si notre pouvoir pour l’arrêter est nul. Il est très difficile de ne pas chercher à comprendre les derniers développements des pieuvres techno-oligarchiques, même si elles nous dépassent. Il est très difficile de se retenir de jouer avec quelque chose d’aussi puissant que l’IA, surtout si ce qu’elle produit a de l’influence sur la manière de voir le monde et de vivre en société, et qu’on ne connaît pas encore vers quel avenir elle nous mène.
La production visuelle est clairement politique et, avec nos outils d’artistes, nous pouvons directement expérimenter ces technologies de production hégémonique d’images. Pour le moment, nous utilisons nos méthodes de travail habituelles en les appliquant aux IA, et cela semble produire quelque chose.