Accueillie à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne jusqu’au 11 janvier 2026, l’exposition Intrications abrite le vertigineux travail de Josèfa Ntjam, dont les œuvres entremêlent histoire et science-fiction, mythologie et astrophysique. Pour un résultat aussi narratif que bouleversant visuellement.
Neuf salles reliées par deux halls et une cour intérieure. Tel un labyrinthe, l’exposition de Josèfa Ntjam présente l’ensemble des œuvres qu’elle a réalisées ces cinq dernières années. Une « production tentaculaire », selon la commissaire Sarah Caillet, dont l’expression fait probablement écho au motif de la pieuvre, rencontré tout au long du parcours. Lequel est pensé comme la traduction visuelle du travail de la plasticienne française, traversé par le thème de la nature (le monde aquatique, le cosmos, la matière), qu’elle met systématiquement au service de la narration. Mais quels récit souhaite-t-elle nous transmettre ? Ou plutôt, se réapproprier ? Mobilisant physique quantique et mythologie, poésie et éléments disparates (sable, métal, carton, moteur de jeux vidéo, etc.), Josèfa Ntjam réinvente aussi bien l’Histoire que la genèse de l’univers en puisant dans l’imaginaire afro-diasporique et la science-fiction.

La première salle, forêt de collages numériques à échelle humaine, donne le ton : à Villeurbanne, il est question de résistance, de lutte contre l’oppression coloniale, comme l’incarnent les sculptures en 3D d’Hadja Aissatou Mafory Bangoura, de Marthe Ekemeyong Moumié et d’Elisabeth Djouka, trois figures militantes indépendantistes et anti-coloniales d’origine guinéenne et camerounaise. Pour traiter ces questions, l’artiste s’appuie sur une multitude de références. Ainsi le motif du maquis – réseau de résistance – rencontre-t-il les cosmogonies d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest, dans un entrelacement d’idées et de formes finalement à l’image de la pratique de Josèfa Njtam, pluridisciplinaire et redevable à la technique du collage.

La nature, mémoire vivante de l’Histoire
« C’est ici l’entrée de la mémoire ». Tels sont les mots que l’on peut entendre lorsque l’on pénètre dans la seconde salle, où, projeté au mur, un film éclaire faiblement la pièce plongée dans l’obscurité. À qui peut bien appartenir cette voix qui nous enveloppe ? Il s’agit de Persona, avatar inventé et incarné par Josèfa Ntjam qui apparaît de façon récurrente au sein de son travail. Intitulée Dislocations, l’œuvre-vidéo est telle une invitation à dériver dans le cosmos et à naviguer parmi les roches, les coquillages et divers objets inattendus, comme ce téléphone diffusant une vidéo d’archive.
« La question de la révolte ne peut pas se faire dans un moment statique, il faut que le corps soit engagé »
Émerveillé par tant de possibilités de s’abandonner, le spectateur est alors transporté au sein d’une grotte, dont on ne sait si elle se situe au milieu des étoiles ou de la mer. Seule certitude : celle-ci renvoie aux cavités qui servaient de refuge aux maquisards Bassa lors de la lutte d’indépendance camerounaise. Entre les mains de Josèfa Ntjam, cette grotte accueille aujourd’hui Persona, dont les paroles servent points de repère. Son apparence est tout aussi marquante : vêtue d’un costume futuriste inspiré de l’Égypte antique – en hommage aux tenues créées par Sun Ra, musicien de jazz affirmant venir de Saturne -, Persona se transforme peu à peu en eau, s’incruste dans la roche, devient sédiment. On comprend alors ce qu’elle symbolise : les traces et la mémoire d’un passé qui s’enracine au plus profond de la cavité, dans un geste métaphorique, poétique, et caractéristique du travail de Josèfa Ntjam, dont le but semble ici de déconstruire le récit de la colonisation française en incarnant ces voix que l’on refuse d’écouter.

L’artiste et ses avatars
Chez l’artiste, la nature n’est pas seulement gardienne et vectrice d’une mémoire de la résistance, elle y participe également activement. Dans son film matter gone wild, point d’orgue de la sixième salle, la plasticienne incarne trois avatars en lien avec la vie animale et végétale : le Mixotrophe, un plancton hybride, Marthe la Polyporeuse, un « caméléon des forêts », et Saturna, composée d’antimatière. On découvre cette dernière dans un décor futuriste, où la roche côtoie une eau sombre agitée, surplombée de planètes aux mille couleurs, tandis que ses paroles, accompagnées de gestes et de mouvements chorégraphiés, exercent sur le public une forme d’hypnose : « Je suis une multitude de nuances de noir », répète l’entité selon différentes intonations, parfois douces, d’autres fois inquiétantes. C’est là la force de Saturna : inquiéter autant que captiver, tout en appelant à mettre fin aux cycles de domination – seule solution à même de faire naître un nouvel univers.

Quand les sciences rencontrent les mythes
Selon Josèfa Ntjam, les mythes permettent de retracer les histoires dont on ne parle pas. Ainsi s’inspire-t-elle d’une figure légendaire – Mami Wata – pour ses sculptures métalliques, telle La sirène après la tempête, exposée dans la Halle Nord de l’IAC. Mi-humain, mi-poisson, tantôt femme séduisante, tantôt être non-binaire, Mami Wata représente d’une certaine façon la lutte contre la colonisation. Mieux : elle symbolise la capacité des mythes à expliquer l’origine de l’univers. D’où, chez Josèfa Ntjam, cette volonté depuis 2020 d’intégrer des connaissances et hypothèses scientifiques à ses récits mythologiques.
« Toi, là, qui me regarde, est-ce que tu trouves ça normal de tuer en toute impunité ? »
C’est le cas, par exemple, de swell of spæc(i)es, vu récemment à la Biennale Momenta : réalisé en animation 3D, ce film prend pour point de départ la découverte récente de calcaire dans les débris d’une planète ancienne. Or le calcaire provient de la sédimentation des squelettes de plancton. Dès lors, des questions s’imposent : y avait-il de l’eau sur cet astre disparu ? Le plancton y a-t-il vécu ? Présentait-il des conditions favorables à la vie ? Josèfa Ntjam n’en doute pas, et met ici en scène le plancton en train de traverser le cosmos et de donner vie à diverses planètes. Sans début ni fin, swell of spæc(i)es révèle une histoire cyclique, où le protagoniste évolue en même temps que les paysages qu’il parcoure, où tout est intrinsèquement lié, le ciel et la Terre, les astres et les fonds marins.

Engager le public
D’œuvre en œuvre, on comprend que l’exposition n’a pas été pensée comme une simple expérience contemplative ; non, elle engage et incite à l’action. Josèfa Ntjam refuse au public sa passivité et le sollicite physiquement. Situés en début de parcours, ses Incubateurs de révolte en attestent : présentées sous la forme de cabines circulaires aux airs de science-fiction, ces derniers abritent un écran sur lequel sont diffusées des vidéos-conseils pour préparer l’insurrection. Mais un obstacle attend le visiteur dans l’incubateur : pour visionner le film, il lui faut marcher sur un tapis roulant activé. Pourquoi ? L’artiste explique tout simplement que « la question de la révolte ne peut pas se faire dans un moment statique, il faut que le corps soit engagé ». Sur sa lancée, elle poursuit : « Je voulais qu’il y ait un inconfort dans le public, une déstabilisation. De plus, la marche est reliée à la manifestation, à la révolte. Or, la révolution nécessite d’être continuellement en mouvement, ce n’est pas quelque chose qu’on peut mettre sur pause ».

Plus loin, on rencontre l’extrême inverse. Des hamacs suspendus à même le sol accueillent le public pour un moment de détente et d’écoute. Intelligemment, Josèfa Ntjam a pensé à placer des enceintes sous les tissus tendus, lui permettant ainsi de faire résonner plusieurs voix (Whitney Houston, 2Pac, Richard Bona, la docteure Thérèse Fouda), de créer une bande sonore tout entière dédiée à la notion de transmission et d’héritage. Séparés les uns des autres, les spectateurs n’en restent pas moins au cœur d’une expérience collective. Comme s’il s’agissait pour Josèfa Ntjam de conceptualiser un espace pluriel et commun, comme s’il lui était impossible de ne pas mobiliser le public tout au long de l’exposition, l’interpellant même parfois explicitement : « Tu trouves ça normal toi ? Oui, toi, là, qui me regarde, est-ce que tu trouves ça normal de tuer en toute impunité ? », s’indigne le personnage de Saturna dans matter gone wild.
Invité à s’installer sur une imposante estrade le plaçant à hauteur de yeux de l’avatar, le spectateur ne peut échapper à ce regard qui l’oblige. Tant mieux : c’est là la meilleure manière d’observer la beauté et la profondeur d’un corpus artistique dont il est impossible de sortir indemne. Saisis par l’intelligence avec laquelle la plasticienne nous met face à nos responsabilités et répare à elle seule l’Histoire telle qu’elle nous a été racontée, on ne peut que se laisser transporter par ce flux de voix et d’images trop longtemps ensevelies sous les récits officiels.
- Intrications, de Josèfa Ntjam, jusqu’au 11.01.26, IAC Villeurbanne.