Socio-anthropologue, critique, et théoricien de l’art français, spécialisé dans la question du rapport entre art, politique et technologies numériques, Jean-Paul Fourmentraux est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur les (contre-)cultures numériques, dont antiDATA, la désobéissance numérique (2020) et Sousveillance. L’œil du contre-pouvoir (2023). Cela valait bien une longue discussion autour des techniques (artistiques, militantes, politiques) mises en place pour lutter contre la surveillance et l’empire des datas.
Dans un premier temps, pourriez-vous me donner votre propre définition de la notion de « sousveillance » ?
JP Fourmentraux : Il y aurait deux interprétations possibles et concurrentes de ce terme. Premièrement : chez certains auteurs, le terme renverrait à l’idée d’une surveillance partagée… celle exercée par les citoyens eux-mêmes, sur eux-mêmes, que l’on pourrait rapprocher alors d’autres termes ou concepts tels que la vigilance ou surveillance distribuée, étudiée par plusieurs représentants du courant des surveillance studies, Clare Birchall notamment. Dans ce cas, la vigilance répond à une injonction, voire à une imposition faite aux citoyens de s’entre-surveiller, d’une part, et de partager leurs données, d’autre part. La sousveillance, pensée ainsi, au sens de vigilance (ce qui est un contre-sens à mon avis), découle de l’obsession sécuritaire contemporaine, de l’obsession pour la transparence absolue de tout et de tous, qui est aussi une injonction pouvant induire ou ayant pour risque une généralisation des pratiques de délation.
À l’origine, le terme de sousveillance a toutefois un autre sens, que j’ai pour ma part préféré retenir et interroger. Celui-ci a été introduit par un ingénieur et artiste canadien, Steve Mann, pour qui le terme de sousveillance n’est pas synonyme de vigilance mais au contraire de contre-surveillance, ou de surveillance inversée. La sousveilance renvoie alors à un renversement des transparences, à un panoptique inversé : une contre-surveillance des pouvoirs étatiques, technologiques, etc. Ce que dit bien l’expression l’anglaise « Watching from Below » : regarder par le bas, par en dessous, sous-veiller.
C’est une des grandes questions posées par votre dernier ouvrage, Sousveillance – L’œil du contre-pouvoir. Selon vous, l’art peut-il avoir un rôle à jouer dans la prise de conscience de la population à exercer un droit de sousveillance ?
JP Fourmentraux : L’attitude des citoyens oscille en permanence entre obéissance et désobéissance. Il serait en effet naïf de les penser soumis et aveugles aux stratégies liberticides qui les entourent. D’un côté, ils sont de plus en plus ciblés, quantifiés, profilés, pour des besoins de contrôle de la population et/ou de prédiction de la consommation ou de normalisation des comportements. D’un autre côté, il est vrai qu’ils participent, que nous participons, le plus souvent malgré nous, à cette société de contrôle articulée aux technologies numériques, en partie liée aux réseaux sociaux, que nous alimentons de nos données : mails, photos, textos, ainsi que toutes les traces liées à nos usages d’Internet, les historiques de navigation, etc.
Mais il ne faut pas pour autant, je crois, priver les citoyens de toute réflexivité et pensée critique. En dotant la population d’outils permettant d’exercer ainsi, sur eux-mêmes, une surveillance et un contrôle plus direct de leur environnement immédiat, les États et les GAFAM ont également aiguisé la prétention des citoyens à voir et à savoir par eux-mêmes. Sans le vouloir ni même le prévoir, les États ont octroyé aux citoyens la possibilité d’exercer une contre-visualité par la capacité de « surveiller les surveillants » et ont accru, sans y prétendre, le pouvoir de contrôle des actions de l’État. Autrement dit, l’intensification des instruments de contrôle – enregistrement, identification, fichage – est allée de pair, bien que de manière fortuite, avec l’idéal de leur démocratisation, conférant à la population la possibilité et les moyens techniques de retourner le voir, ou de le contredire, en inventant des tactiques de contre-surveillance.
« La sousveillance revient à détourner l’œil du pouvoir et à le retourner contre les surveillants eux-mêmes. »
La sousveillance pourrait donc être vue comme un véritable contre-pouvoir ?
JP Fourmentraux : C’est la question que j’ai voulu traiter, et s’il est probablement un peu tôt pour l’affirmer, on peut sans doute y entrevoir un renforcement louable de la démocratie, les citoyens pouvant revendiquer un véritable « droit de regard » sur les faits et gestes promus par les institutions qui les gouvernent. Cette liberté fondamentale, aujourd’hui mise à mal, est pourtant inscrite dans l’histoire longue de l’humanité. La philosophie nous rappelle que si Platon défendait la constitution d’un corps de gardiens à même de surveiller des citoyens devenus plus difficilement maîtrisables du fait de la division des tâches, la mesure était déjà controversée et posait un nouveau problème : qui contrôle les surveillants ?
Dans cette perspective, ce n’est plus à l’État ou aux GAFAM de tout savoir des citoyens, mais aux citoyens de tout savoir de l’État et des GAFAM (dont on sait pertinemment que tout en imposant une absolue transparence aux citoyens, aux usages, ils cultivent au contraire, pour eux-mêmes, la plus grande opacité). En ce sens, la sousveillance revient à détourner l’œil du pouvoir et à le retourner contre les surveillants eux-mêmes.
À titre personnel, qu’est-ce qui vous intéresse dans ce concept de sousveillance ?
JP Fourmentraux : Ce qui m’intéresse dans cette définition de la sousveillance, comme contre-surveillance, œil du contre-pouvoir, est sa double dimension : réflexive, réflexionniste même, puisqu’il s’agit de tendre un miroir inversé à la surveillance (qu’il s’agit de documenter, etc.), mais aussi opératoire, puisque cela passe également par le détournement et par l’invention de nouveau dispositifs pragmatiques de contre-surveillance. Or, il se trouve qu’ici, l’art peut constituer un laboratoire d’expérimentation singulier : réflexif au sens de producteur de connaissances (détournement des représentations, contre-narratifs, etc.) ; pragmatique et opératoire, au sens de producteur d’outils (low tech, disnovation etc.). C’est en tout cas l’hypothèse que j’ai souhaité traiter à l’interface de la technocritique et de l’activisme citoyen, ou l’art de la sousveillance constitue un bon laboratoire pour penser les mutations technologiques et politiques, incarnant une sorte de ruse avec l’œil du pouvoir et instaurant une contre-visualité (au sens de Nicholas Mirzoeff).
« L’art peut constituer un laboratoire d’expérimentation singulier : réflexif au sens de producteur de connaissances ; pragmatique et opératoire, au sens de producteur d’outils. »
Ce qui est intéressant dans vos ouvrages et vos recherches, c’est que vous semblez toujours penser les questions du numérique par le prisme de l’art. D’après vous, les artistes sont-ils nécessairement à l’avant-poste de ces problématiques ?
JP Fourmentraux : Disons que l’art questionne depuis toujours l’imaginaire technique, marqué par l’ambivalence de nos relations aux machines. En son temps, le philosophe et urbaniste Paul Virilio esquissait déjà l’idée d’une technologie doublement créatrice de progrès et d’accident, reprenant lui-même le précepte d’Hannah Arendt suivant lequel le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. Ce dualisme du Pharmakon, repris ensuite par le philosophe Bernard Stiegler, nous invite à envisager la technique autant comme un poison que comme un remède.
Alors, ma question devenait la suivante : qu’en est-il à l’ère d’Internet, des plateformes numériques et de l’IA ? Quel rôle l’art peut-il jouer au moment où s’instaure une banalisation de la surveillance, liée à la crainte du terrorisme ou de la propagation du Covid-19 ? Ou encore, dans le contexte d’apparition d’une nouvelle proposition de loi de sécurité globale (2020) ou dans celui des Jeux Olympiques (2024) ? Alors que nous assistons à un virage dystopique et volontiers technocritique, l’enjeu de l’art est sans doute de nous aider à sortir du désenchantement, à éviter la sidération et la paralysie. Il permet de contourner le dualisme : utopie (ou technophilie béate) vs dystopie (ou technophobie déterministe et alarmiste). Ces deux approches se rejoignant par leur essentialisation de technologies conçues comme magiques et toutes-puissantes, en omettant de saisir ou de rendre compte de leur contexte de production et des enjeux sociaux, politiques, environnementaux qui président à leur instauration et à leur gouvernance.
L’art constitue le terreau et le terrain de pratiques alternatives entre hacking et activisme citoyen : faisant volontiers preuve de dérision, d’humour. Autrement dit, la (techno)critique y est moins déterministe, qu’émancipatrice : puisque l’art propose de transformer l’imaginaire en trouvant des contre-emplois de la technologie. Plusieurs œuvres et artistes convoqués dans mes ouvrages nous montrent comment pirater et réaffecter les outils techniques, lutter contre la surveillance, l’empire des datas, l’obsolescence technique, etc.
Aujourd’hui, il est tout à fait possible d’admettre que nos vies sont en grande partie façonnées par les ingénieurs de la Silicon Valley – soit une population majoritairement blanche, aux revenus relativement élevés. Sur le plan créatif, avez-vous la sensation qu’il existe une fascination de la part des artistes pour tout ce qui se joue au sein de la Silicon Valley ? Hacker, est-ce d’office désobéir aux dogmes imposés par les technologies numériques ?
JP Fourmentraux : En effet, le problème ne réside peut-être pas tant dans les technologies, elles-mêmes, que dans leurs « programmes ». Je m’inspire du philosophe Vilèm Flusser en disant cela. Sa pensée des « images techniques » reposait sur la prise en compte de ce qu’il nommait le « programme des appareils », faisant référence aux programmes industriels et politiques encastrés, et pour ainsi dire enfouis dans la technologie et qui par conséquent ne se laissent que très difficilement appréhender. Or, on sait combien la période contemporaine tend à radicaliser cette opacification des dispositifs ou des appareils, les instituants désormais en véritables boîtes noires dont les visées sont occultées.
« L’enjeu de l’art est sans doute de nous aider à sortir du désenchantement, à éviter la sidération et la paralysie. »
Dans sa philosophie de la photographie, Flusser proposait de distinguer les mitrailleurs, des artistes : ceux qui, fascinés par l’innovation technologique, appliquent les recettes ou programmes des machines sans en faire véritablement des outils ; de ceux, à l’inverse, qui proposent de ré-ouvrir ou dé-construire les machines pour reprendre la main et remettre en question leur programme. Alors, bien sûr, on peut toujours déjouer le programme de l’appareil numérique (Flusser nous y inviterait), sauf si ce programme est verrouillé, fermé, sauf s’il devient une véritable boite noire…
C’est là le problème : les GAFAM ont fait d’une part croissante de nos applications et d’Internet des boîtes noires… qu’il convient de hacker si on veut à nouveau pouvoir les maîtriser. C’était déjà la formule de Jacques Ellul : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». L’art auquel je m’intéresse dans ces deux ouvrages propose de se ressaisir de la technique, de la désacraliser, pour potentiellement la restituer à l’usage profane. C’est là que se joue la désobéissance numérique.
Dans antiDATA, la désobéissance numérique. Art et hacktivisme technocritique, vous prenez appui sur les travaux de Bill Vorn, Julien Prévieux ou Trevor Paglen. Selon vous, peut-on aujourd’hui parler dans l’art de la naissance d’un « activisme numérique » qui bousculerait les règles en place ?
JP Fourmentraux : Dans antiDATA, je montre d’abord comment les artistes ont recours à des tactiques anciennes, bien connues de l’anthropologie ; tactiques qui prennent une nouvelle résonnance dans l’univers numérique. Il y a le bricolage au sens de Lévi-Strauss (glitch, bug, virus, low tech, basse définition) via le net.art, Jodi ou Benjamin Gaulon ; il y a le braconnage au sens de Michel de Certeau (intrusion, pillage, réemploi, détournement) via Paolo Cirio ou Hito Steyerl ; mais il y a aussi la profanation et le sabotage au sens de Giorgio Agamben (réappropriation, contre-emploi) via les travaux de Trevor Paglen, Julien Prévieux et Samuel Bianchini.
J’ai proposé de distinguer différents gestes visant à prendre le contre-pied de cette asymétrie des regards. Une première tactique consiste en l’obfuscation telle qu’elle est pratiquée dans les œuvres d’Hito Steyerl (How Not To Be Seen, 2013), le camouflage chez Adam Harvey (CV Dazzle, 2011) ou Zach Blas (Facial Weaponization Suite, 2013), mais aussi la sousveillance ou la contre-visualité chez Paolo Cirio (Capture, 2020), Samuel Bianchini (Discontrol Party, 2009-2018 ) ou Thierry Fournier (La main invisible, 2022), Antoine d’Agata (Virus, 2020) et Eléonore Weber (Il n’y aura plus de nuit, 2020), ou encore les contre-enquêtes de Forensic Architecture ou Index.
Au-delà de la dimension parodique, cet « art de faire » avec et tout-contre les technologies porte une force qui met en œuvre le public (le sens public, l’espace public numérique) et vise l’instauration d’une forme politique. C’est ici que la désobéissance prend corps, non pas comme une posture, mais à travers des dispositifs et des pratiques, des objets et des tours de main. En ce sens la désobéissance numérique (antiDATA) ou la sousveillance (Œil du contre-pouvoir) peuvent être définies comme des mises en capacité d’agir, à travers l’art, en résonance avec les actions de nombreux collectifs et associations citoyennes : sous-surveillance.net, technopolice.fr, la Quadrature du Net, la CNIL, etc.
SocialSim : Rébellion (2022) de Hito Steyerl est très intéressante, dans le sens où elle invite le public à effectuer un pas de côté et à se libérer des contraintes sociales. Est-ce là une excellente manière d’inciter à la désobeissance numérique ?
JP Fourmentraux : Au sein de l’installation de Hito Steyerl, évoluent à l’écran plusieurs policiers et manifestants comme possédés par une sorte de virus, contaminés par des flux de données, des mesures de contentions qui les assaillent, livrés à une sorte de Danse de Saint-guy (en référence au phénomène d’hystérie collective observé en Allemagne et en Alsace entre le 14e et le 18e siècle, par lequel un groupe de personnes se mettait subitement à danser de façon incontrôlée et étrange, jusqu’à s’écrouler de fatigue). Dès lors, comment comprendre cette œuvre ? Doit-on y voir une soumission ? Son sous-titre peut nous éclairer : Rebellion ! Il semble qu’au cœur des machines numériques, une intelligence loin d’être artificielle guide et oriente nos comportements et conforte les pouvoirs dominants des États. Mais l’ironie, ici, réside dans le fait que l’ordre, les policiers semblent eux-mêmes sous l’effet des machines, manipulés ou délivrés peut-être, des injonctions qui leurs sont faites… ils apparaissent comme dans l’œuvre de Paolo Cirio les premières cibles de « l’intelligence artificielle ».
D’une certaine manière, l’art de la sousveillance poursuit l’invitation flussérienne à la rébellion contre des technologies numériques qui fonctionnent aujourd’hui en « mode protégé ». Afin de ne pas se voir dévorés par l’avidité des appareils, il s’agit de tromper leurs programmes, d’y ré-introduire des intentions humaines qui n’y étaient pas prévues, ou pour le dire aussi comme Giorgio Agamben, de les profaner afin d’en restituer l’usage à ceux qui en avaient été privés, ou qui en sont devenus les objets malgré eux.