L.E.V. Matadero 2024 : un festival intensément numérique

L.E.V. Matadero 2024 : un festival intensément numérique
Moritz Simon Geist, L.E.V. Matadero 2024 ©Lukasz Michalak

D’un côté, des performances live et des installations radicales. De l’autre, des environnements XR/VR en mode exploratoire et un nouveau design virtuel créatif. En fil rouge : une exposition pixelisée jusqu’à l’expression de nouvelles croyances technologiques. Depuis Madrid, retour sur les expériences de « storyliving » numérique et d’intensité partagée de l’édition 2024 du L.E.V. Matadero.

Sur l’écran noir de la salle Nave 10, des mots en castillan apparaissent, puis se succèdent de plus en plus rapidement, s’enchevêtrant jusqu’à ne plus faire qu’une ligne de lettre obsédante et mouvante, tandis qu’une rythmique techno industrielle brute bat la chamade et qu’un bras robotique suspendu éclaire en hauteur la scène dans des effets stroboscopiques aveuglant. Assurément, l’installation performative The Third Reich, réunissant le célèbre metteur en scène Roméo Castellucci et le musicien Scott Gibbons, introduit parfaitement l’atmosphère créative radicale qui donne le ton du festival d’arts numériques et d’expériences audiovisuelles et de réalité étendue L.E.V. Matadero. Organisé par les puristes du L.E.V. (Laboratorio de Electrónica Visual) dans l’impressionnant complexe de Matadero – des anciens abattoirs sis dans de superbes bâtiments de briques à l’architecture typiquement madrilène -, celui-ci s’étale sur un périmètre aux dimensions immenses.

Avec ses accents évoquant autant les vibrations digitales sismiques de Granular Synthesis, la poésie lexicale rugueuse d’Ann-James Chaton et Alva Noto, ou les dérives pulsatives du bras robotique de Marnix de Nijs, The Third Reich plonge le spectateur au cœur d’une matrice festivalière qui laisse pourtant de la place à des propositions plus accessibles au grand public. La gigantesque fresque audiovisuelle INITI Playground offre ainsi une touche familiale interactive, où les enfants peuvent sauver la planète de la menace extraterrestre avec des ballons lancés sur leurs navettes spatiales. Quant à la célèbre installation Immersion de Robbie Cooper – présentée ici en version rallongée -, elle offre cette impressionnante vision un brin voyeuriste des expressions faciales de personnes de tous âges jouant aux jeux vidéo ou regardant un programme télévisé. Mais c’est bien évidemment dans son approche la plus ultime que le L.E.V. Matadero constitue un rendez-vous incontournable du genre.

Performance live de Roméo Castellucci et de Scott Gibbon.s
The Third Reich, de Roméo Castellucci et de Scott Gibbons, L.E.V. Matadero, 2024 ©Lukasz Michalak

Des expériences XR/VR intenses

Dans le sillage des activités régulières du L.E.V. (qui tient aussi une édition printanière à Gijón, sa base géographique dans les Asturies), la mise en avant d’environnements de réalité virtuelle et augmentée est l’une des spécificités de la manifestation. Dans cette deuxième catégorie, le gigantesque organisme fictif du Slow Walker de Peder Bjurman, planant au-dessus de la grande place centrale de Matadero et uniquement visible à travers l’écran de son téléphone portable, noue un intrigant dialogue avec le spectacle d’intensité lumineuse de la box Alcove LTD du studio suisse Encor, déjà vue lors de la Fête des Lumières lyonnaise et à la Biennale Némo. Du côté du cinéma immersif, au M.A.D. (Madrid Artes Digitales), une grande salle de projection à 360° intégrale rappelant un peu les volumes de la pièce centrale du Grand Palais Immersif de Paris, le film animé The Alluvials de la créatrice américaine Alice Bucknell interpelle par la forte conscience écologique qu’elle introduit dans une fiction aux allures de jeu vidéo post-humain.

Mais c’est surtout la qualité et la pertinence narrative et esthétique des dispositifs VR qui témoignent du savoir-faire du L.E.V.. Dans le bien-nommé espace « Vortex » – une des nombreuses vastes et confortables salles servant d’écrin au festival – le public peut se laisser aller à tester des environnements virtuels aux esthétiques variées, mais toujours très intenses dans leur modus operandi. Conçu par le pionnier de l’art VR et fondateur de la société Shape Space VR, l’Américain Kevin Mack (récompensé d’un oscar en 1999 pour ses effets spéciaux pour le film Au-delà De Nos Rêves, avec Robin Williams), Namuanki est un monde coloré fixé dans le métavers et dans lequel son concepteur se plaît à guider son public pour y découvrir les entités organiques vivaces qui s’y camouflent. À l’évidence, Mack a été très influencé par la contre-culture psychédélique américaine, et c’est d’ailleurs en suivant un lapin blanc évoquant bien entendu le truculent personnage du groupe Jefferson Airplane que l’on part à la découverte de son univers de fonds sous-marin et de fosses volcaniques.

Slow Walker de Peder Bjurman, L.E.V. Matadero 2024 ©Lukasz Michalak

Effervescence musicale

Musicalement, on change de génération, avec le stimulant documentaire VR In Pursuit of Repetitive Beats de Darren Emerson, à ne pas confondre avec son homonyme, membre du groupe de musique électronique culte Underworld. Ici, on replonge littéralement dans les soirées illégales du courant musical acid-house du tournant des années 1980/1990, mais aussi dans toute la sociologie qui l’accompagne. Before en appartement, trajet en voiture, attente sur le parking, arrivée dans la warehouse où se déroule la fête, et même petit passage au poste de police : toutes les truculentes étapes de ce sémillant manège festif sont ici reproduites et émaillées des témoignages des acteurs des différents collectifs en mode animation dance.

Quelques pas chassés plus loin, l’ambiance change à nouveau avec le beaucoup plus coercitif, mais néanmoins épanouissant The Eye And I, imaginé par le réalisateur VR taïwanais Hsin Chien-Huang (auréolé du titre de meilleure expérience VR lors de la Mostra de Venise 2017 pour son film La camera Insabbiata avec l’artiste/musicienne américain Laurie Anderson). Cette fois-ci, c’est avec le légendaire compositeur de musiques électroniques Jean-Michel Jarre que le créateur s’est associé pour un projet traduisant ses habituelles esthétiques abstraites et figuratives dans un décor inspiré des principes de surveillance sociale issu de l’architecture panoptique du philosophe utilitariste anglais Jeremy Beltham. Tel un fantôme traversant les murs, visitant les détenus ou flottant dans des villes gigantesques et déshumanisées, le dispositif nous invite à une curieuse mise en abyme de notre corps en mode voyage astral.

The Eye & I, de Hsin-Chien Huang et Jean-Michel Jarre, L.E.V. Matadero 2024 ©Lukasz Michalak

Le nouveau « storyliving » VR

Au-delà de l’expérience physique VR, la grande force du L.E.V. est de donner la parole à certains des créateurs invités pour exprimer justement ce champ des possibles en matière de conception d’un nouveau design. L’objectif ? Savoir si ces mondes virtuels présagent oui ou non d’un potentiel nouveau futur sociétal et esthétique. Lors de son talk, Hsin Chien-Huang est ainsi largement revenu sur ce changement de dimension de notre corps, permis et porté par les dispositifs de réalité virtuelle et par la pertinence de la création artistique et audiovisuelle qui l’accompagne. « Aujourd’hui, on est passé du storytelling au storyliving, exprime-t-il, tout en évoquant certains de ses travaux passés, comme To The Moon, une autre de ses nombreuses collaborations avec Laurie Anderson. Dans To The Moon, le spectateur entre dans le corps d’un astronaute et voyage à travers la lune. C’est un élément narratif essentiel car la VR, en faisant voyager l’esprit, permet de rompre avec la sacralisation du corps “normal”, tel que vu depuis toujours par l’art occidental », explique-t-il. Et d’ajouter, visionnaire : « Si un jour, il se produit une autre pandémie, il est probable que cela accélérera encore ce principe d’accession croissante aux mondes virtuels ».

La libération des corps vu par l’esprit de Hsin Chien-Huang se retrouve encore dans le talk de l’artiste VR MetaRick (alias de Rick Treweek, encore un artiste récompensé du prix de la meilleure expérience VR à la Mostra de Venise 2020). Celui-ci évoque en particulier son travail de conception dans son univers virtuel très dark et dystopique, The Uncanny Alley. « Récemment, j’ai demandé à de véritables acteurs de venir s’emparer du VR en temps réel dans The Uncanny Alley, concède-t-il. C’est révolutionnaire car cela permet d’avoir une véritable performance d’acteur live, intégrée directement via le comportement et l’expression de leurs avatars ». De fait, cette approche permet de faire progresser « humainement » les avatars des utilisateurs de son univers, ancré lui aussi dans le métavers. « Les avatars deviennent réellement de plus en plus humains, ce qui permet de créer une véritable communauté de gens à travers eux, de gens qui communiquent, qui échangent, comme dans la vie normale. »

Au cours de cette édition du L.E.V. Matadero 2024, MetaRick a d’ailleurs mené via Discord un hackaton intitulé Avatar VR Sculpting afin d’apprendre aux participants à mieux créer, puis modéliser leurs propres avatars sur la plateforme de monde virtuel en ligne VRChat. Armés de leurs Oculus Quest et des logiciels Adobe Medium et Blender, ceux-ci ont donc pu tester à leur échelle cette humanisation en marche constante du monde de la VR.

Pixel Gods, exposition collective, L.E.V. Matadero 2024 © Lukasz Michalak

Du pixel basique au live extensif

Cet attrait du L.E.V. pour les mondes virtuels ne doit pas éluder l’intérêt du festival pour la création numérique dans ses dimensions conceptuelles et technologiques les plus larges. La partie exposition du festival offre ainsi un intéressant regard sur l’unité de base de l’image numérique, à savoir le pixel, qui passe ici dans les fourches caudines d’une création numérique taïwanaise contemporaine, surprenante par sa capacité à lier poésie et technologie. Les pièces de l’exposition Pixel Gods réunissent ainsi à la fois des installations ludiques, comme le Word Game du collectif Team 9, véritable jeu de mouvement de pixels reprenant à l’écran des caractères traditionnels chinois, et d’autres plus axées sur une nouvelle forme de déification du langage numérique. Pensons ici au Gods Of Water de Kuang-Yi Ku qui évoque les logiques de transformation des sociétés humaines à travers le prisme de ces nouvelles croyances technologiques et de leur nouvelle incarnation : celle de super-ordinateurs « déifiés », représentés à l’écran par des avatars omnipotents quant aux décisions futures essentielles à venir (en particulier sur le  plan climatique).

Une logique art/science déviante que l’étonnante installation vidéo tutorielle How To Improve Photo Quality By AI Noise Reduction du collectif Simple Noodle Art, implémente d’une dose pédagogique, en montrant comment l’intelligence artificielle peut venir doper la qualité limitée à la base du pixel. Comment ? En prenant l’exemple symbolique du fameux Blue Pixel représentant à une distance de 6 millions de kilomètres la planète Terre comme un point minuscule sur le cliché A Pale Blue Dot pris en 1990 par Voyager 1.

Horma & Azael Ferrer, L.E.V. Matadero 2024 ©Lukasz Michalak

En parallèle, L.E.V. Matadero sait aussi lâcher la bride dans des configurations musicales et des live AV tout aussi surprenants que le reste de la programmation. Derrière une approche chantée dark/pop rappelant étonnement les jeux de tessiture vocale de Björk, la Mancunienne plus44Kaligula dévoile un surprenant show de cabaret technologique dirigé en temps réel depuis son pied de micro/pupitre jouant les appareils de modulation/manipulation sonique. L’intensité est davantage instrumentale du côté du batteur fou de Philadelphie NAH, dont le projet Totally Recalled croise les frasques sonores de Squarepusher et de Lightning Bolt en mode dubstep survitaminé, tout en superposant des collages vidéo abrupts.

Toutes aussi amusantes, mais plus loufoques, les installations robotiques du Recycling Techno de l’artiste allemand Moritz Simon Geist n’en font parfois qu’à leur tête – après tout, le dysfonctionnement et les glitchs font partie intégrale de la culture numérique -, mais la manière dont ce dernier meuble  les plantages de sa machinerie de pièces automobiles récupérées, montées en appareillage rythmique véloce, puis samplées, contribue indéniablement à la réussite de la performance. Enfin, mention spéciale à la virulence orchestrée par l’artiste multimédia Azael Ferrer et la productrice techno Horma : boucles industrielles tribales malaxées à partir des sons captés durant le festival et avatars humanoïdes incarnés à l’écran à partir d’images de la musicienne saisies en live offrent ici un final apocalyptique et jouissif à une édition 2024 du L.E.V. Matadero décidément aussi massive qu’exploratoire.

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