Figure majeure de l’afro-futurisme caribéen, Michael Roch imagine le futur des îles des petites et des grandes Antilles. Dans cet avenir lointain, les îles se sont agglomérées pour former un hypercentre unique où se côtoient des humanoïdes qui fuguent dans la mangrove, des chamans cyberpunk qui invoquent des ancêtres prisonniers du cloud et des clones qui dévorent leur créateur. Rencontre au cœur de Fort-de-France avec l’auteur de Lanvil Emmêlée.
« Sur nos îles, on est limité en largeur par la mer et par la montée des eaux, donc le développement se fait en montant dans les étages. »
« À partir du moment où un algorithme est nourri de toutes les phrases qu’un individu a pu prononcer durant sa vie sur Internet, on pourra produire un simulacre de sa conscience très troublant. »
« Je n’écris pas pour créer nouvelles utopies, j’écris pour montrer qu’au sein même des dystopies il y a des manières de s’en sortir. »
Un lourd paquebot pénètre dans le port de Fort-de-France. La ligne d’horizon, dégagée quelques minutes auparavant, s’assombrit à l’arrivée du titan d’acier. Vu des hauteurs, le bateau forme un angle droit avec la tour Lumina, un autre géant, tout debout celui-ci – abritant un complexe hôtelier haut de gamme, ainsi que l’antenne de Martinique la 1ère. « Des tours comme Lumina, il pourrait en pousser une dizaine d’autres. C’est ce qui s’est passé à Coconut Grove à Miami », observe l’auteur de Lanvil Emmêlée, un recueil de nouvelles nous projetant dans le futur des Caraïbes, devenues une seule et unique macro-île.
C’est au cœur de ce contraste, entre une urbanité de verre – trace d’un futurisme à l’Occidental – et la réalité martiniquaise – climat tropical et reliefs indomptables -, que Michael Roch amarre son imaginaire : Mangrove, marécages et building se superposent dans une méga-agglomération créole nommée Lanvil. Lanvil, où les mornes (« colline » en créole) sont attaqués à la tractopelle pour faciliter l’urbanisation. Où des descendants d’esclaves ont des cas de conscience quand ils doivent exploiter des humanoïdes. Où les morts sont sauvegardés sur le cloud – à condition que leur famille ait les moyens de payer l’hébergement sur le réseau. Où l’ultra-technologique se mêle volontiers aux spiritualités vaudous et quimbois.
Aujourd’hui, Michael Roch est l’un des principaux représentant de la science-fiction caribéenne, qui se distingue de l’afrofuturisme nord-américain (centré sur les diasporas africaines) ou de l’africanfuturisme (planté en Afrique continentale) par la réalité multiculturelle des Antilles. C’est dans un patio de la rue Garnier Pagès, lieu de rendez-vous favoris des artistes martiniquais, que nous l’avons rencontré.
D’où vient le titre, Lanvil emmêlée ?
Michael Roch : Ça vient du créole martiniquais. Quand on dit descendre « en ville », cela veut dire rejoindre le centre, la grande ville, là où l’ensemble des Martiniquais font société. Il y a encore quelques décennies, les marchands venus de toute l’île descendaient à Fort-de-France pour vendre leurs épices, leurs viandes, leurs poissons. Ils colportaient leurs biens, mais aussi des histoires sur la Martinique, et les îles à proximité.
Tu mobilises dans ton écriture plusieurs créoles, issus de différentes régions des Antilles – haïtien, guadeloupéen, martiniquais, louisianais -, que tu rassembles sous le concept de « pancréole ». Qu’est-ce que cette notion signifie pour toi ?
Michael Roch : Quand on se balade dans les rues foyalaises, on entend parler toutes les langues du monde. Avoir une littérature représentative de ce qui se passe dans la Caraïbe, c’est représenter tous ces parlers caribéens qui ont été longtemps dominés par des langues issues des empires coloniaux, comme le français ou l’anglais. La notion de pancréole pose à la fois la question de l’origine et de l’avenir de ces langues en constante mutation. Est-ce que le créole est une macro-langue qui se subdivise en plusieurs petites langues que sont le martiniquais, le guadeloupéen et l’haïtien ? Ou bien est-ce qu’un nouveau créole, issu de la convergence de tous ces parlers, est en train de naître ? Ce sont des pistes que la science-fiction me permet d’explorer.
Dans ton livre, Lanvil culmine en hauteur, comme une Babel qui fuit vers le ciel. Pourquoi ce choix de la verticalité ?
Michael Roch : Sur nos îles, on est limité en largeur par la mer et par la montée des eaux, donc le développement se fait en montant dans les étages. L’idée était de concentrer le monde entier dans un territoire très petit : trois kilomètres. J’ai été inspiré par la théorie de l’urbaniste franco-colombien Carlos Moreno qui a inventé le concept de la ville de quinze minutes. C’est une ville qui se pratique en un quart d’heure à pied. Dans ce périmètre, on est censé avoir accès à l’ensemble du monde. C’est-à-dire trouver des restaurants asiatiques, des pizzas, des burgers nord-américains, du divertissement, un stade, un cinéma, etc. Pour voyager on ne prend plus l’avion, on prend l’ascenseur.
Tu rapprocherais cette idée du concept de « Tout-Monde » d’Édouard Glissant ?
Michael Roch : Effectivement, Glissant part du constat que dans la Caraïbe, le tout-monde est déjà activé. Le monde entier est en présence dans nos rues, dans nos parlers, dans nos manières de nous déplacer, aussi.
En quoi ce Tout-Monde diffère-t-il de la mondialisation et de ses effets pervers ?
Michael Roch : La mondialisation, c’est l’effet pervers du Tout-Monde. Dans la mondialisation, il y a une dynamique qui tend à guider le monde dans un sens unique. C’est une manière normative d’appréhender l’autre qui conduit à le dominer, à l’invisibiliser, à effacer sa culture. Au contraire, la mondialité, qui est à l’œuvre dans le Tout-Monde, aspire au respect des cultures des uns et des autres, pour qu’ils puissent cohabiter et coexister ensemble. La rencontre de l’autre ce n’est pas forcément la destruction de ce que je suis, c’est la création de quelque chose d’autre – tout en sauvegardant ce que l’autre et moi-même sommes.
Il n’y a pas que la ville qui se décompose en plusieurs strates… Le réel est aussi doublé d’une dimension virtuelle, où survivent les morts… Peux-tu nous expliquer ?
Michael Roch : Quand notre corps physique meurt, notre identité virtuelle nous survit. C’est déjà le cas avec nos comptes Facebook ou Instagram. Qu’est-ce qu’on fait de ces identités virtuelles ? Est-ce qu’on continue à les nourrir ou est-ce qu’on les supprime ? Une telle identité virtuelle pourrait aider les vivants à faire leur deuil. On pourrait augmenter ces fantômes avec des intelligences artificielles. À partir du moment où un algorithme est nourri de toutes les phrases qu’un individu a pu prononcer durant sa vie sur Internet, on pourra produire un simulacre de sa conscience très troublant.
Dans Lanvil Emmêlé, le personnage Man Pitak communique avec des identités virtuelles qui devraient être supprimées car les familles ne sont pas assez riches pour maintenir leurs morts sauvegardées sur le réseau. Il y a quelque chose du soin, de la solidarité qui s’active avec elle. C’est une passeuse, un peu comme les passeurs de migrants. Elle sauvegarde les personnalités les plus démunies.
Cette idée de mélanger les notions de spirituel et de virtuel, comment ça t’est venu ?
Michael Roch : Quand on parle d’âme, quand on parle de fantôme, on est aussi face à une réalité qui se sur-appose à notre réalité physique. Qu’on parle à un fantôme ou à une identité virtuelle qui n’a plus de corps associé, c’est le même processus cognitif.
La nouvelle qui ouvre Lanvil Emmêlée est assez violente, elle traite de cannibalisme. En quoi la science-fiction caribéenne que tu défends tranche avec le désenchantement des dystopies occidentales ?
Michael Roch : Ce passage raconte l’émancipation de Joge-O, un clone qui doit manger son créateur pour échapper à la destinée que ce dernier avait pour lui. Cette scène est effectivement un peu terrifiante, mais pas démunie d’espoir. L’afro-futurisme trace le parcours de personnages qui s’émancipent en partant de milieux dystopiques pour se mettre en chemin vers leurs idéaux et vers le bonheur.
Je n’écris pas pour créer nouvelles utopies, j’écris pour montrer qu’au sein même des dystopies il y a des manières de s’en sortir. La violence existe, il faut aussi pouvoir la prendre en compte si on veut avancer. Faire l’autruche ne sert à rien. Il y a un chemin pour quitter la plantation et aller vivre libre ailleurs. Voire résister sur le lieu même de la plantation. Ces récits sont des formes de marronnage qui nous invitent à échapper à des systèmes de contraintes.
Pourquoi la science-fiction caribéenne est moins structurée chez nous que dans le monde anglophone ?
Michael Roch : L’afrofuturisme francophone n’a même pas 10 ans, alors que l’afrofuturisme américain existe depuis la fin de la guerre de sécession. La littérature antillaise francophone est encore plus jeune. Les auteurs et autrices qui m’ont précédé étaient face à un travail titanesque pour déblayer le passé et le présent des terres caribéennes. L’histoire était déjà si foisonnante… C’est justement parce que certains ont déblayé le terrain avant moi que je peux émerger, avec ma culture populaire datant des années 1990, et rebondir sur ce qu’ils ont proposé pour m’intéresser au futur.
- Lanvil emmêlée, Michael Roch, 362 pages, La Volte, 18€