Grâce à l’IA, de nombreux artistes nouent un dialogue fécond avec des genres artistiques issus des siècles ou des décennies passés. Pour un résultat qui tient moins de la spoliation que de l’hommage ou d’une évidente envie de prolonger ces différentes recherches esthétiques au 21e siècle.
À mesure que les outils d’intelligence artificielle générative se développent, une question revient régulièrement : s’agit-il d’une véritable rupture avec les arts traditionnels ou, au contraire, d’un prolongement inattendu d’une histoire visuelle pluriséculaire ? Derrière les images produites par Midjourney, DALL·E ou Stable Diffusion, il est en effet permis de percevoir en filigrane un entrelacs dense de références, de réminiscences, de styles digérés puis recomposés. Loin de créer à partir de rien, l’IA s’appuie sur une mémoire collective, vaste, floue, mais bien réelle.
Héritages et souvenirs enfouis
Difficile de ne pas évoquer, ne serait-ce qu’en passant, le surréalisme. Dès les années 1920, ce mouvement explorait déjà des formes d’automatisme mental qui résonnent étrangement avec la logique générative actuelle. Les cadavres exquis, l’écriture automatique, les collages de Max Ernst ou les visions de Leonora Carrington cherchaient à libérer l’image de l’intention consciente. Aujourd’hui, l’IA génère à son tour des images issues d’un inconscient, non pas personnel, mais collectif et numérisé. Ce lien n’est pas anecdotique : il traverse de nombreuses productions contemporaines, même les plus éloignées de toute imagerie onirique.
C’est le cas des œuvres de Benjamin Bardou, qui mobilise Midjourney pour produire des images où affleure une sensibilité impressionniste. Loin du pastiche, ses scènes baignées de lumière diffuse évoquent Monet, Sisley, ou les atmosphères du cinéma muet. L’IA lui permet de revisiter des motifs anciens avec des moyens nouveaux, comme si l’œil du XIXe siècle parvenait se projeter à travers une machine du XXIe.
À l’opposé de cette douceur picturale, Alkan Avcıoğlu compose des paysages industriels froids, des architectures métalliques, des lieux imaginaires mais crédibles, au sein desquels il est possible de retrouver le regard distancié des Becher, la rigueur géométrique de Gursky, la démesure de Burtynsky. Le plus intéressant, c’est que ces images ne se contentent pas de citer l’histoire de la photographie contemporaine : elles en rejouent les structures, les partis pris esthétiques, l’IA agissant ici comme le révélateur d’une certaine mélancolie post-industrielle.
Dans un autre registre, les installations de Refik Anadol traduisent l’héritage de l’abstraction lyrique. Comme František Kupka cherchait à exprimer des états intérieurs par la couleur et le mouvement, l’artiste turco-américain transforme des flux de données en paysages visuels fluides, immersifs. L’IA devient pinceau, l’archive matière vivante. Ce n’est plus le geste de l’artiste qui fait surgir la forme, mais l’agrégation algorithmique d’une mémoire partagée.
Un kaléidoscope de styles : la bibliothèque visuelle de l’IA
Ce qui frappe dans les productions issues de l’IA, c’est la diversité des styles qu’elles brassent. Les modèles ont été entraînés sur des millions d’images : art ancien, peinture académique, avant-gardes, imagerie populaire… De là émergent des compositions aux airs de Rembrandt, Turner, Delacroix, filtrées à travers des logiques statistiques. Le résultat ? Un patchwork visuel où se croisent époques et sensibilités. Le cas de Greg Rutkowski, dont le style est massivement utilisé dans les prompts fantasy, est emblématique de cette circulation entre tradition picturale et culture numérique. Son esthétique, entre romantisme sombre et peinture narrative, alimente une sorte de classicisme synthétique que l’IA reproduit et démultiplie.
De manière plus diffuse, de nombreuses images générées font écho aux vanités baroques, aux symbolistes, ou aux surréalistes : crânes, corps morcelés, objets en mutation. Ce ne sont pas toujours des citations conscientes mais des récurrences visuelles qui témoignent de la profondeur du répertoire mobilisé. En cela, l’art généré par intelligence artificielle ne peut-il pas être vu comme l’ultime avatar de la postmodernité ? Force est de constater, en tout cas, que l’échantillonnage, le pastiche, la citation et les pratiques clés du postmodernisme sont aujourd’hui automatisés à grande échelle par les IA. Le « promptisme » devient une forme de collage numérique, où l’artiste assemble des références et laisse la machine en générer les variations. Impossible, dès lors, de ne pas (re)penser à la logique des dadaïstes, des surréalistes ou des artistes pop, sauf qu’ici, la création visuelle se fait sans les ciseaux ni la planche à dessin.
Vers une continuité recomposée
Il serait évidemment possible de citer bien d’autres courants, du maniérisme au symbolisme, de la photographie plasticienne aux avant-gardes numériques, tant les images générées par IA se nourrissent d’un répertoire visuel vaste et protéiforme. L’essentiel étant de comprendre que celle-ci, contrairement à ce qu’affirment ses opposants, ne produit pas dans un vide esthétique. Elle opère à partir d’un héritage dense, souvent inconscient, qu’elle rassemble selon des logiques propres. Les fragments de l’histoire de l’art y circulent librement, parfois altérés, parfois rejoués presque à l’identique. Plutôt qu’une rupture, l’art généré par IA pourrait bien prolonger, autrement, les récits déjà commencés.