À l’occasion de l’exposition Ce que l’horizon promet, présentée jusqu’au 28 septembre 2025 à la Fondation groupe EDF, nous avons rencontré deux des trois commissaires, Gérald Bronner et Nathalie Bazoche, pour leur poser la question.
Les portes de la Fondation EDF à peine franchies, nous voilà accueilli par une drôle de cabine. « Un passage obligatoire ! », à en croire Nathalie Bazoche. Imaginée par le sociologue Gérald Bronner – également commissaire de cette nouvelle exposition -, cette expérience propose aux visiteurs d’exprimer à l’oral leur vision du futur (de l’année 2100, plus précisément) à travers une phrase simple, afin de générer trois propositions de visuels via l’intelligence artificielle. « Au début du XXe siècle, une étude très importante a été réalisée par des sociologues afin de se projeter dans l’avenir et de demander aux gens comment ils imaginaient le futur dans 50 ans, dans 100 ans, etc., explique la commissaire, Il se trouve que les gens avaient alors une grande confiance dans le progrès, et étaient plutôt heureux, optimiste. L’idée avec “Horizon 2100”, c’est de voir si, un siècle plus tard, les gens sont aussi confiants. Personnellement, je pense que les gens ont perdu confiance…»
Quand l’art et la science dialoguent en harmonie
Si l’œuvre attire par son aspect interactif et ludique, il faut également savoir qu’elle est suivie d’un court questionnaire qui servira à réaliser une étude du genre. À qui en douterait encore, oui, le dialogue est ici permanent entre la théorie et les réalisations visuelles. Ces échanges ont même servi de fil rouge aux commissaires de l’exposition, eux-mêmes issus de différents champs d’études : « Notre ambition était de créer un dialogue entre les œuvres artistiques et les sciences sociales, en interrogeant la manière dont les individus anticipent l’avenir, entre croyances, intuitions et rationalité, résume Gérald Bronner. Nous avons ainsi articulé des thématiques telles que la divination, l’astrologie, les algorithmes prédictifs et l’intelligence artificielle afin de questionner les mécanismes cognitifs qui influencent nos projections futures. »
« Les artistes permettent de challenger un peu la parole des scientifiques. »
Ainsi, divisée en trois sections, la déambulation est rythmée par des entretiens filmés avec des philosophes, des médecins ou des sociologues. « On s’est dit : “ok, les artistes ne sont pas des scientifiques. Mais ce qu’ils racontent, c’est en lien avec de la sensibilité, de l’esthétisme, de l’humour”. Et ça, ça permet aussi de challenger un peu la parole des scientifiques », explique pour sa part Nathalie Bazoche.
Maîtriser l’incertitude
Cette parole scientifique est particulièrement présente tout au long de Ce que l’horizon promet, dont l’objectif avoué est d’inviter le spectateur à envisager l’avenir, à l’heure où ce dernier est particulièrement incertain. Notamment à cause des nouvelles technologies, dont le progrès constant contribue à provoquer un sentiment d’incertitude chez l’être humain. « L’exposition propose une réflexion sur notre rapport à l’avenir, en confrontant des approches basées sur la croyance (astrologie, divination) à celles fondées sur la rationalité (sciences, IA), resitue Gérald Bronner, L’exposition met en lumière la manière dont nous cherchons à maîtriser l’incertitude, parfois en déléguant nos décisions à des systèmes automatisés. Elle nous invite à interroger cette tendance et à réfléchir à la place que nous souhaitons accorder à ces outils dans nos vies. En outre, c’est précisément parce que nous vivons dans l’incertitude que nous pouvons faire appel à nos arbitrages, ce qui nous pèse nous libère aussi en quelque sorte. »
« C’est précisément parce que nous vivons dans l’incertitude que nous pouvons faire appel à nos arbitrages, ce qui nous pèse nous libère aussi en quelque sorte. »
Entre les 70 000 dés d’Évariste Richer disposés au sol et la Lottocracy d’Agnieszka Kurant, le hasard et la science semblent avoir formé une alliance pour prendre les décisions à notre place. Qu’il se tourne vers Dieu ou vers ChatGPT, l’homme moderne est-il capable de faire des choix en pleine conscience ? « Le libre arbitre est une notion ambiguë : il est toujours contraint par nos biais cognitifs, nos croyances, notre environnement social et économique, rappelle Gérald Bronner, Cependant, l’essor de l’intelligence artificielle introduit une nouvelle dimension : des systèmes capables de prédire et d’influencer nos comportements, parfois à notre insu. Cela ne signifie pas la fin du libre arbitre, mais plutôt un appel à la vigilance. Il est essentiel de cultiver notre esprit critique et de comprendre les mécanismes qui sous-tendent ces technologies pour préserver notre capacité de choix. »
Le choix de l’IA ?
Pour Nathalie Bazoche, qui paraphrase le psychiatre Raphaël Gaillard, présent dans l’exposition, « notre cerveau est mal à l’aise, anxieux, quand il doit prendre une décision et qu’il ne connaît pas ce qui va lui arriver. » Évidemment, celui-ci n’a pas attendu l’essor de l’IA pour demander de l’aide. « Il est toujours obligé d’aller chercher des informations, de se faire rassurer, que ce soit en se tournant vers la magie, vers différentes techniques ou vers la science. Finalement, même si aujourd’hui tout le monde dit “oui, on est complètement manipulé”, en réalité, la manipulation existe depuis toujours. Et elle continuera toujours d’exister. Cependant, est-ce que cela veut dire que l’on est pas capable de prendre de vraies décisions ? ».
« L’éducation et la régulation sont des leviers essentiels pour une appropriation sereine de l’IA. »
À cette question posée par la commissaire, d’autres surgissent : et si l’avènement des nouveaux outils technologiques pouvait expliquer cette paranoïa sur la question du libre arbitre ? À une époque où des algorithmes impénétrables semblent dicter nos choix les plus conscients, comment avoir foi en sa propre capacité à prendre des décisions ? Et, osons le dire, à être libres ? Pour Gérald Bronner, « ces inquiétudes sont compréhensibles ». Il développe : « L’IA peut sembler opaque et incontrôlable, surtout lorsqu’elle influence des aspects cruciaux de nos vies. Cette crainte révèle beaucoup de la peur que nous avons de nos propres actions, c’est-à-dire le cauchemar mettant en scène une technologie qui nous échappe. »
Une collaboration homme-machine est-elle possible ?
Existe-il alors une fin optimiste au scénario dystopique qui se déroule sous nos yeux ? Oui, fort heureusement. Le sociologue poursuit : « Il est important de démystifier ces technologies et de les comprendre. En développant une culture numérique et en promouvant la transparence des algorithmes, nous pouvons atténuer ces craintes. L’éducation et la régulation sont des leviers essentiels pour une appropriation sereine de l’IA. » L’exposition, justement, est conçue pour éduquer. Jamais pour effrayer. « L’installation d’Évariste Richer, composée de 70 000 dés formant l’image satellite d’un cyclone, est particulièrement évocatrice, explique Gérald Bronner. Elle symbolise la tentative humaine de donner un ordre au chaos, de prédire l’imprévisible. Cette œuvre illustre notre désir de contrôler l’avenir, tout en soulignant les limites de cette ambition. Elle nous rappelle que, malgré nos outils sophistiqués, une part d’incertitude subsiste toujours. » Plutôt que de nous demander si le libre arbitre subsiste à l’ère de l’IA, ne devrions-nous pas plutôt nous demander si ce désir de contrôle ne relève pas de la pure illusion ?
L’une des œuvres de l’exposition illustre d’ailleurs à la perfection ce laisser-aller dans lequel réside, peut-être, le secret de la paix. MONSTERS, un film pensé dans le pur style des animes japonais, a été écrit et réalisé à l’aide de l’IA. Une IA qui n’est pas exemptée de bugs et de biais, et qui donne un résultat bien loin de celui imaginé par son auteur. Pourtant, c’est bien ce court-métrage plein « d’erreurs » qu’a choisi de présenter Didier Clain. En résumé, la science a décidé autre chose pour lui, mais c’est bien lui qui a laissé la science décider. La preuve, selon Gérald Bronner, qu’une « une collaboration harmonieuse est envisageable, à condition de définir clairement les rôles et les responsabilités. »
« Malgré nos outils sophistiqués, une part d’incertitude subsiste toujours. »
Aussi rassurante soit-elle pour le commun des mortels, cette vision permet aussi d’instaurer une certaine distance avec la machine. Le sociologue poursuit et conclut : « L’IA doit être un outil au service de l’humain, et non l’inverse. Cela implique de conserver un contrôle sur les décisions critiques et de ne pas déléguer aveuglément notre jugement. En cultivant une relation basée sur la complémentarité et la compréhension mutuelle, nous pouvons tirer le meilleur parti de ces technologies tout en préservant notre autonomie. »
- Ce que l’horizon promet, jusqu’au 28.09, Fondation groupe EDF, Paris.