En affirmant vouloir devenir leader sur le marché de l’art, le NeoConsortium ne cache pas ses ambitions. Pour ce faire, la multinationale produit des polyèdres irréguliers, appelés Moduloform, modulables à l’infini. Surtout, elle structure son activité autour d’un organigramme aux intitulés énigmatiques : le Bureau de l’Anticipation des Désastres, le Département de l’Art Sidéral… Vous n’y comprenez rien ? C’est normal ! Bienvenue dans l’enfer des multinationales avec le NeoConsortium, le BlackRock de l’art contemporain.
« En standardisant notre production et en nous en appuyant sur l’efficacité de nos collaborateurs, nous pouvons garantir une production artistique de qualité 24H sur 24, 7 jours sur 7 », introduit ironiquement l’une des artistes derrière le NeoConsortium, un collectif rassemblant jusqu’à une dizaine d’artistes œuvrant sous couvert d’anonymat. Car oui, levons immédiatement le voile : le NeoConsortium est une entreprise fictive. Un procédé narratif, ponctué de novlangue, pour mieux dénoncer l’absurdité des méga-entreprises et leur emprise capitaliste sur le monde qui nous entoure. « Nous partons d’une observation générale : la place des multinationales est trop peu questionnée dans nos sociétés, commente un des membres du collectif. Avec cette fiction nous souhaitons questionner leur omniprésence. Le NeoConsortium trouve toujours des opportunités commerciales, quelle que soit la situation. »
Illustration d’une situation ubuesque ? In Memoriam Petroleum, présentée au festival de Cahors en 2020, prend la forme d’un monument – toujours un Moduloform – commémorant la fin des hydrocarbures. Ironie du sort, l’inauguration de la sculpture par le maire fut suivie d’une vente aux enchères … au profit des entreprises pétrolières. Drôle et cynique à la fois.
Business as usual ?
Autre exemple de business opportuniste : le Moduloform Panoptique. Créée en 2021, cette sculpture polyédrique est entièrement recouverte de miroirs pour « refléter le monde à 360° » – dixit la plaquette commerciale. Sauf que ces miroirs sont sans tain, dissimulant des caméras qui filment les publics à leur insu tandis qu’une IA reconstitue leurs parcours dans l’espace d’exposition. « Ici, notre objectif a été de produire une œuvre d’art de surveillance, une métaphore des réseaux sociaux. Nous avons aussi déposé un brevet à l’INPI pour ce concept », expliquent les artistes.
Et puisque tout peut devenir un marché, l’écologie et la biodiversité ne font pas exception. La preuve avec le ZooForm, présenté pour la première fois en novembre 2024 au Quai des Savoirs à Toulouse. « Le NeoConsortium anticipe la disparition de la faune sauvage et invente la Biodiversité 2.0. Mobile, interactif et autonome, le ZooForm viendra repeupler nos espaces de vie », explique l’un des artistes. Concrètement, il s’agit d’un robot recouvert d’un Moduloform en fourrure intégrant un dispositif d’IA. Celui-ci interagit avec les êtres humains et adapte son comportement pour capter leur attention. « Nous avons travaillé à partir de la liste rouge de l’UICN, qui recense les espèces en voie de disparition. L’idée du ZooForm (l’installation fera partie de la prochaine Biennale Némo, ndlr) est de les remplacer, en greffant des fonctionnalités animales sur un robot », détaillent les artistes. Une vision utilitaire du vivant – toute ressemblance avec des entreprises réelles ne serait que pure et fortuite coïncidence – assez effrayante.
Une narration proche du design fiction
Les membres du NeoConsortium revendiquent une approche narrative qui va au-delà d’une simple monstration d’œuvre. « Nous cherchons à créer des intersections avec le réel. Que ce soit à travers l’inauguration officielle d’un monument, lors d’une vente aux enchères ou d’un dépôt INPI : ce sont des moments de réalités autour de la fiction. C’est tout ça à la fois qui fait œuvre », revendiquent-ils. Cette théâtralité s’exprime également sur le site internet du NeoConsortium, dont les dizaines de pages et l’arborescence kafkaïenne, fidèle aux multinationales, racontent le projet du point de vue de l’entreprise. On y trouve également des projets farfelus, comme le Moduloform prophylactique, invention du Département de la Sécurité plastique, et bien sûr l’organigramme de la société.
Malgré cette posture, les membres du collectif rejettent l’idée d’un canular : « Notre ambition artistique n’est pas de tromper le public. Nous nous inscrivons davantage dans une démarche de design fiction, conçue pour susciter des interrogations profondes. » Le design fiction semble être effectivement le prisme le plus juste pour appréhender l’ExoForm, une œuvre présentée à l’École des Beaux-Arts de Paris et à la Biennale Némo en 2023. Avec cette proposition, le NeoConsortium prétend accompagner l’essor du tourisme spatial en orchestrant la toute première œuvre d’art visible depuis l’espace. Son argumentaire promotionnel en trace les contours : « Ce Moduloform en matière transparente rose, aux arêtes lumineuses pulsantes et aux dimensions monumentales surplombera la ville. Il sera la première étape d’un projet aux dimensions considérables. En effet, d’autres Moduloform monumentaux seront érigés dans des villes voisines du département. Tous ces Moduloform seront peu à peu reliés les uns aux autres jusqu’à ne plus former qu’une seule entité aux dimensions hors normes. »
Près d’une soixantaine d’étudiants en design ont pris part à cette œuvre spéculative. « Lorsque nous avons présenté le projet aux étudiants, beaucoup étaient perplexes, alors même qu’ils et elles se montraient plus réceptifs à d’autres commanditaires dont les intentions environnementales ne sont pourtant pas plus vertueuses, se souvient un des artistes. Nos dispositifs visent précisément à susciter ces questionnements ».
L’art et le capitalisme
Si la critique du fonctionnement des multinationales est centrale, la pertinence du NeoConsortium réside aussi dans sa capacité à nous ramener à des interrogations fondamentales. La récupération de l’art par les entreprises capitalistes est-elle un phénomène inéluctable ? Plus encore, qu’est-ce que l’art ? Un paradoxe d’autant plus saisissant ici, où le processus de standardisation entre en tension avec l’idée même d’une pratique artistique fondée sur la subjectivité et la singularité. A méditer !