Profitant de l’émergence et de la popularisation des IA génératives, des vidéos et des images étranges, souvent repoussantes, toujours low-cost, inondent Internet depuis au moins 2022. Avec le temps, on a même fini par les rassembler au sein d’un même terme : le « slop ». Lequel est actuellement le cœur battant d’une exposition parisienne où des artistes se jouent volontiers de cette médiocrité fabriquée. Par attrait esthétique ou simplement dans l’idée de marquer les esprits à l’heure où il faut produire en permanence pour être visible ? Réponse.
C’est l’histoire d’un mème imaginé par un jeune créateur indonésien de 19 ans, Noxa, une sorte de bâton aux gros yeux équipé d’un gourdin et nommé Tung Tung Sahur. On dit qu’il est inspiré d’un rituel du ramadan, qu’il doit son titre à ce son que ferait le kentungan lorsqu’il est frappé pour réveiller les habitants avant le repas de l’aube. On dit aussi que, depuis sa publication en 2025 sur TikTok, celui-ci serait devenu aussi populaire que Mickey Mouse, au point d’inciter les agences marketing à le détourner pour les besoins de campagnes publicitaires pour McDo, KFC ou l’équipe de foot du Milan AC. « Pour la première fois, une icône née hors des industries culturelles traditionnelles rivalise avec leurs propres mascottes, précise le collectif artistique Mementum Lab qui, en collaboration avec des chercheurs en droit de la propriété intellectuelle, développe un nouveau modèle de protection et de redistribution à l’ère de la viralité. Tung Tung Sahur est le symptôme d’une nouvelle mythologie collective, une sorte de folklore internet qui se fabrique en temps réel à l’échelle mondiale. »
Au sein d’un monde de l’art, où il est plus aisé de contempler une peinture que de formuler une critique réflexive à propos d’une création liée à la culture Internet, Mementum Lab incarne une porte de sortie : « Notre conviction est que la viralité n’est pas un accident mais un nouveau mode de distribution culturelle. Tung Tung Sahur n’est pas seulement un mème : c’est un cas test pour l’avenir de la propriété intellectuelle, de l’économie créative et de la circulation des symboles à l’ère de l’IA. »

Un art de l’abject
En 2025, il est plus que jamais évident que les prochaines grandes mythologies pop ne dépendent plus uniquement de l’imagination des studios américains – types Disney ou Marvel. Incarné via des plateformes comme TikTok, Roblox ou Minecraft, Internet a pris le relai, témoin d’un basculement esthétique dont le slop serait actuellement le plus inepte des symptômes. « Inepte » pourrait d’ailleurs être la traduction littérale de « slop » ; à moins que ce ne soit « bouillie » ou « déchet », des termes qui, quoi qu’il arrive, résument bien ce qui se joue ici : des images qui doivent leur excès, leur surréalisme et leur folie aux IA génératives. Un courant artistique que l’artiste française Anne Horel présente volontiers comme « un mouvement kitsch, humoristique et pas du goût de tous. C’est avant tout une grosse blague, en même temps que la revendication d’une création complètement lo-fi au sein d’une époque où tout est parfait. »
Si, dans les faits, le slop existe depuis bien avant l’apparition des modèles d’IA, ce sont bien Midjourney, Stable Diffusion ou encore ChatGPT qui, depuis 2022, favorisent une telle popularité. « Désormais, je peux créer tout ce qui me passe par la tête tellement rapidement…, semble encore s’étonner Robin Lopvet, dont le travail se base sur des notions de parodie et de collages. Avec l’IA, c’est comme si la Terre entière avait soudainement des capacités incroyables sur Photoshop. Ça décuple les propositions, un peu comme quand la photo ou le numérique sont apparus. »

Contrairement aux autres artistes rassemblés au sein de l’exposition From Spam to Slop, en cours jusqu’au 16 novembre, Robin Lopvet a longtemps hésité à participer à l’événement de l’Avant Galerie Vossen. Parce qu’il ne voulait plus montrer ce mème représentant un chien dans un nuage (depuis réutilisé par Elon Musk), parce que cette œuvre a été réalisée à partir d’images qui ne lui appartiennent pas et qu’il se sent moins légitime à les utiliser désormais. « C’est finalement Internet qui a donné un nom et une existence à ce projet, récupéré depuis par des gens qui en font des produits dérivés… » Depuis, Robin Lopvet a acheté ces objets, les a signés et a décidé de les exposer, dans un geste qui tient autant du pied-de-nez que de la réflexion autour de la circulation des images à l’ère de l’IA.
« Le slop vient incarner notre attirance pour des trucs qui peuvent paraître bizarres, ce glissement de choses très normatives vers des choses qui nous dérangent. »

Le slop, un héritier de la pop culture ?
À l’Avant Galerie Vossen, Robin Lopvet n’est pas le seul à procéder ainsi. Avec leur Slop Machine, Albertine Meunier et Olivain Porry entendent se jouer de la surabondance d’images, de cette consommation outrancière de contenus à priori inutiles – des vidéos de chat, par exemple – qui nous éloigne toujours plus de la réalité. Quant à Neil Mendoza, son installation met en scène des boîtes de conserve générant des textes puisés dans Le Meilleur des mondes, l’ouvrage culte d’Aldous Huxley, tandis que Anne Horel expose différentes déclinaisons du corps et du visage de l’acteur Pedro Pascal. Façon de dire que le slop est par essence un rejeton de la pop culture ? « Disons qu’il est à l’image d’Internet, plein de troll, de visions dégueulasses et de délires qui circulent de façon plus ou moins souterraine, croit savoir Anne Horel. Le slop vient incarner notre attirance pour des trucs qui peuvent paraître bizarres, ce glissement de choses très normatives vers des choses qui nous dérangent. En ce sens, il se rapproche du surréalisme et du dadaïsme. »
Il y a en effet ici la même volonté de créer une échappatoire, un même goût pour l’hybridation et le collage, une même fascination pour le rêve, perceptible jusque dans le vocabulaire de l’IA – le logiciel Deep Dream, la notion d’espace latent. Si Anne Horel s’en émerveille – « je trouve ça formidable qu’une conscience collective circule via des câbles numériques » -, Robin Lopvet, lui, préfère rapprocher le slop de l’art brut, « dans le sens où les artistes du mouvement créent sans avoir conscience que ce qu’ils font s’inscrit dans une pratique ». Impossible, en effet, de nier l’aspect purement ludique d’un tel mouvement.


Troller pour mieux régner
Parmi les courants esthétiques ayant contribué à l’émergence du slop, il en est un dernier, plus souterrain, né au cœur de la communauté crypto active sur Discord et X (ex-Twitter), qu’il serait regrettable de passer sous silence : le spam art. Déjà, ces couleurs criardes et ces mises en scène loufoques. Déjà, l’utilisation des réseaux sociaux comme principaux vecteurs de promotion et de création. Déjà, cette volonté de flirter avec le troll. « Le mouvement spam art revêt un caractère innocent, écrivait Bitty Gordon, une des artistes les plus emblématiques de ce mouvement. C’est vraiment candide. Les gens peuvent y voir quelque chose de pathétique. Nous, nous souhaitons simplement rire et spammer ! »
Bennett Waisbren, Albertine Meunier, Pierre Pauze ou encore benza333, Webgurlart et Ruth Allen : tous ces artistes assument cet héritage, de même qu’ils revendiquent cet équilibre apte à effrayer l’ancienne garde de l’art contemporain. S’intéresser à ces œuvres où une voiture de police a fusionné avec le corps d’un requin, où des spaghettis s’échappent d’un plat pour prendre l’allure d’un monstre aux tentacules visqueuses, ou des personnages prennent la forme de blobs, c’est entrer dans un monde numérique saturée de productions visuelles, c’est découvrir le travail d’artistes dont l’intention première est motivée par l’algorithme, c’est comprendre un peu mieux l’histoire de l’art génératif.


Le slop, c’est aussi se rappeler ces mots de l’anthropologue Mary Douglas dans son célèbre essai sur la souillure : « le sale absolu n’existe pas, sinon aux yeux de l’observateur ». De même que l’abject relève d’une construction sociale, le slop repose sur ses propres codes. Ainsi que sur une grammaire singulière, constituée de termes anglophones comme « italian brainrop » (en référence à ces personnages incarnant une forme de saturation mentale) ou « Dead Internet theory », qui renvoie à cette théorie complotiste selon laquelle le web contemporain serait majoritairement composé de contenus générés par des bots et des IA.
Le slop, c’est enfin un monde à part entière, qui pose plein de questions propres à l’intelligence artificielle – quelle est la part de l’auteur ? Quelle est la valeur de ces images ? Quel sens leur donner ? – et implique de se renouveler sans cesse. « Les italian brainrops fonctionnent encore grâce aux produits dérivés et aux jeux vidéo, mais les trends changent très vite, admet Pierre Pauze. Dès qu’un nouvel outil d’IA générative arrive, une nouvelle trend émerge et chamboule tout. »
« Le slop répond à l’émergence des technologies via des images pensées pour être consommées à la chaîne sur un téléphone. »

À la recherche du scroll
Tout l’enjeu pour le slop, à présent, est de parvenir à exister en tant que forme artistique, détaché du système économique de son versant plus industriel – ou du moins, plus ludique. Être virale ou étrange ne suffit pas, il faut trouver une certaine régularité, ne pas se laisser piéger par la lessiveuse du slop, et donner un contexte à ces images qui exploitent l’imaginaire collectif et le connectent à l’actualité la plus brûlante dans des œuvres aussi addictives que repoussantes. « Force est d’admettre que TikTok et Insta ont défini un format avec un temps d’attention assez court. Le slop répond à l’émergence de ces technologies via des images pensées pour être consommées à la chaîne sur un téléphone. Et pour ça, quoi de mieux que de tendre vers une esthétique low-cost, qui assume le non-sens et le dégoûtant ? »
À cette question de Robin Lopvet, Anne Horel apporte un éclairage historique bienvenu : « Les expressionnistes n’avaient pas envie de monter une réalité jolie alors qu’elle ne l’était pas ». Et conclut : C’est pourquoi montrer des choses dérangeantes ou moches est pour moi un acte social. C’est même tout l’intérêt de l’art que de nous amener à montrer des images qui nous paraissent étranges, surtout à une époque où on cherche à tout lisser ».
- From Spam to Slop, jusqu’au 16.11, Avant Galerie Vossen, Paris.