Quand le cinéma, la danse et les nouvelles technologies immersives se rencontrent sous la direction magistrale d’une chorégraphe comme Blanca Li, aguerrie aux jeux de la transdisciplinarité, cela fait mouche. Sans L’Ombre d’un doute !
Présenté dans le cadre du festival ManiFeste 2025 de l’IRCAM, L’Ombre est un spectacle de danse en réalité mixte – mêlant donc réalité virtuelle et augmentée – à la fois intimiste et grandiose, très technologique, mais aussi organiquement humain par la primauté qu’il donne aux mouvements du corps et à l’entrecroisement permanent sur le plateau entre danseurs et spectateurs. Inspirée du conte éponyme du poète et auteur danois Hans Christian Andersen, la pièce invite ainsi à une immersion dans de multiples champs esthétiques, artistiques et référentiels.
Dès l’entrée, il y a de quoi être saisi par l’architecture de la scénographie. Des échafaudages parcourent comme des coursives tout le pourtour de la salle cubique, préfigurant une immersion non seulement virtuelle, mais également physique. Un percussionniste dans l’angle joue déjà ses motifs rythmiques pour accompagner l’immixtion de l’expérience, tandis que le flux de spectateurs (une petite centaine de personnes), déjà affublés de leur casque de réalité mixte, se presse à l’intérieur.
Décors cinématographiques et spatialisation du son
Le spectacle commence ainsi sans crier gare, tant les tableaux immersifs (décors urbains de toits parisiens projetés sur les murs à 360°, mais aussi paysages fantastiques, objets 3D, etc.) apparaissent et se succèdent avec frénésie, comme des mondes parallèles dont on cherche presque inconsciemment les références, souvent cinématographiques qu’ils induisent – on pense successivement à West Side Story, Fantasia (pour les lettres et chiffres avec jambes qui dansent), L’Homme Invisible, Singing In The Rain, Mary Poppins, voire même aux plus inquiétants Hellraiser et Suspiria de Dario Argento pour la cérémonie mortuaire rouge finale– qu’ils induisent. « J’ai imaginé chacune des neuf scènes avec un concept artistique singulier, explique Blanca Li. Certaines références cinématographiques sont présentes car elles font partie de mon inspiration. Mais j’ai aussi puisé dans d’autres œuvres artistiques moins populaires que des films. Mon imaginaire est peuplé de milliers de références, et j’élabore à partir d’elles des gestes et des images animées qui me font rêver. »
Dans ce décorum, la musique joue un grand rôle. Elle est incarnée en particulier par le percussionniste, élément vivant et fil conducteur du spectacle. Mais la composition sonore, et sa dimension forcément immersive, relève plus largement du travail de la compositrice Édith Canat de Chizy et des outils de spatialisation sonore de l’IRCAM dont elle est familière. « La musique joue un rôle fondamental par sa création d’un univers d’étrangeté qui vient ensorceler le spectateur, confirme Blanca Li. La technologie sonore de l’IRCAM permet une diffusion du son dans la salle à travers des centaines de haut-parleurs qui accompagnent le côté extraordinaire de l’expérience. »
« J’ai voulu montrer qu’on pouvait s’en amuser en remettant la technologie au service de l’art. »
Très vite, ce côté justement extraordinaire de l’expérience s’impose, rappelant toute la synergie presque naturelle entre le conte originel d’Andersen, et la transition technologiquement augmentée que lui impose Blanca Li. « Le conte parle du pacte faustien de l’humain avec la science et de ses dangers, une thématique très présente dans l’actualité avec l’IA, relève à juste titre Blanca Li. J’ai trouvé pertinent de remettre ce conte du 19ème siècle en perspective avec notre crainte de la science et de la technologie. J’ai voulu montrer qu’on pouvait s’en amuser en remettant la technologie au service de l’art. »
Le ballet des danseurs
Pour autant, et comme dans n’importe quel projet chorégraphique, la part des danseurs dans la pièce demeure prépondérante. Dans L’Ombre, ceux-ci sont à la fois réels et virtuels. « Cela a été la partie la plus complexe du projet, concède Blanca Li. Réussir à synchroniser la chorégraphie virtuelle et celle des interprètes réels qui ne voient pas le virtuel en dansant. Au début, c’était impossible de tout faire fonctionner ensemble. Nous en étions tous désespérés. Puis soudain, tout s’est mis à fonctionner. Les danseurs ont pu répéter leur chorégraphie au dixième de seconde près. Ce sont de vraies machines de guerre, bien plus sophistiquées que n’importe quelle technologie ».
Dans ce défi chorégraphique et technologique, le spectateur a aussi son mot à dire. En étant libre de garder ou d’enlever son casque de réalité mixte pour suivre le spectacle dans ses différentes configurations, il participe directement à son écriture hybride très complémentaire entre réalité et virtualité. Un choix assumé par Blanca Li : « J’ai des amis qui ne supportent pas de porter un casque très longtemps, et je voulais que chacun puisse assister à un vrai spectacle, sans le casque s’il le souhaitait, pour bien marquer le fait que l’humain est fondamental, et la technologie un supplément de plaisir. »
« Les danseurs sont de vraies machines de guerre, bien plus sophistiquées que n’importe quelle technologie ». »
Plus largement, en faisant partager l’espace performatif par les danseurs/danseuses et les spectateurs, la technologie immersive se transforme en un subtil outil de rapprochement entre eux, mais aussi entre les différentes échelles de réalité qui animent le spectacle. « J’ai fait en sorte que le spectateur puisse choisir son point de vue, se rapprocher des danseurs, puis pouvoir enlever le casque pour ne voir que la chorégraphie humaine, avant de se replonger dans monde imaginaire et virtuel en remettant le casque, note Blanca Li. Cela a créé beaucoup de contraintes, mais la créativité se nourrit de ces contraintes et des compromis nécessaires pour combiner les différentes couches complexes de la musique, de la chorégraphie et des images vidéo ou virtuelles en 3D. »
La danse augmentée est-elle la danse de demain ?
Est-ce à dire que l’on tient là la nouvelle direction, immersive et augmentée, de la danse de demain, et plus personnellement des projets de Blanca Li ? On peut raisonnablement se poser la question quand on sait qu’il y a cinq ans la créatrice espagnole présentait déjà avec le spectacle Le Bal de Paris de Blanca Li, une proposition chorégraphique 100 % en réalité virtuelle. « Mon approche des technologies est de m’approprier tout ce que je pense être utile au spectacle, tient à souligner l’intéressée. Il y a cinq ans, la réalité mixte n’existait pas, en tous cas pas celle que j’ai utilisée pour L’Ombre. Par contre, la réalité virtuelle ouvrait déjà des potentialités dont je me suis emparée, mais en pensant toujours au collectif, à l’expérience faite à plusieurs, et à l’intégration de danseurs réels. »
De facto, la filiation entre Le Bal de Paris et L’Ombre témoigne d’une véritable réflexion dans la durée sur cet usage de nouveaux outils immersifs mis au service d’un projet artistique scénographique. « L’axe en commun des deux œuvres est de réunir les spectateurs au plus proche de vrais interprètes, d’en faire des participants et de provoquer des émotions inédites, résume Blanca Li. La réalité mixte permet d’accueillir plus de spectateurs avec un équipement plus léger et avec un bien meilleur potentiel de tournées. Par contre, la réalité virtuelle permet de rendre avec plus de précision les gestes et mouvements de chaque spectateur sur leurs avatars, ainsi que la sophistication des costumes. Des choses que l’on ne peut pas atteindre encore à l’heure actuelle avec les solutions choisies pour mon expérience en réalité mixte. » Élargir le champ des possibles et explorer les potentialités que la technologie peut apporter au spectacle vivant, le nouveau plan chorégraphique de Blanca Li est en tout cas exécuté avec une rare élégance.
- L’Ombre, de Blanca Li et Édith Canat de Chizy est présentée jusqu’au 13.06 dans le cadre du Festival ManiFeste. Lequel se poursuit à l’IRCAM jusqu’au 28.06.