Maladroits, déviants, inutiles : les robots de Byungjun Kwon questionnent la machinisation du monde

Maladroits, déviants, inutiles : les robots de Byungjun Kwon questionnent la machinisation du monde
“On the Bird’s Day- First episode - Fear of the 13 Ahae”, 2024 ©JD Woo

Dans le bestiaire de la robotique enrichi par les créatures mécaniques de Stelarc, Mark Pauline ou Bill Vorn, celles de Byungjun Kwon – quoique peu connues en Europe – occupent une place de choix. Le Coréen imagine en effet des machines maladroites, fragiles et réellement attendrissantes, à l’opposé des récits hostiles à l’humanité véhiculés par Hollywood. Rencontré à l’occasion de sa première représentation en Europe au festival IMPACT, à Liège, l’artiste dévoile son univers, où des robots sont mis en scène à travers des performances chorégraphiques et sonores d’une rare poésie.

Si le travail de Byungjun Kwon semble d’abord visuel, il faut préciser que ce musicien de formation, passé par la pop, l’électro ou la musique expérimentale, envisage les robots comme des instruments. Rien d’étonnant pour cet artiste (lauréat du Korean Artist Prize 2023), ancien ingénieur chez STEIM, une institution de recherche et de développement d’instruments de musique basée aux Pays-Bas. « Ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la spatialité des mouvements et des sons qu’ils peuvent produire », explique-t-il. La machine comme interface musicale est un principe cher à Byungjun Kwon, qu’il applique dans toutes ses œuvres. Hasard ou non, c’est d’ailleurs la performance This is me (2013) qui propulsera sa carrière artistique.

Commissionnée par le Nam June Paik Art Center, cette proposition artistique prend la forme d’une vidéo qui, une fois mappée sur le visage de l’artiste coréen, déclenche des sons en fonction des expressions faciales. « Tout à coup, la musique devenait dynamique, le corps était l’instrument des compositions sonores. Cette pièce a été un pivot dans ma création, et c’est plus tard que j’ai commencé à imaginer des robots », rembobine-t-il. Son premier robot apparaît dans Club Golden Flower (2018), une performance où douze robots imitent des marchands de chiffons, des ivrognes, des manifestants, des mendiants ou encore des prédicateurs. Alors que l’art devient de plus en plus levier de promotion et d’innovation, Byungjun Kwon s’inspire de la scène des clubs de Hongdae du milieu des années 1990, épicentre de la musique indépendante en Corée, et prend le contre-pied de cette idéologie avec des machines déviantes : ici, elles tendent la main pour demander de l’argent, se déplacent en titubant, ivres, prêchent aux passants, se rassemblent en groupes pour manifester puis, subitement, se mettent à danser. « Je ne me définis pas comme un activiste, mais je m’intéresse à celles et ceux qui sont considérés comme des étrangers dans la société, confie-t-il. Celles et ceux qui sont exclus du système ».

Byungjun Kwon en train de construire ses robots dans son studio.
On the Bird’s Day- First episode – Fear of the 13 Ahae, 2024 ©JD Woo

Éloge de l’inutilité

Quant à On the Bird’s day (2024), présentée pour la première fois en Europe lors du festival IMPACT, on y voit treize robots bipèdes se déplacer dans un espace, changer de formation et créer une narration visuelle et sonore multicanal – basée, notamment, sur la technologie Ambisonic. Dans cette performance théâtrale d’environ 1h, la peur que « ressentent » ces robots est palpable à tout moment, et devient le motif de leurs mouvements.

ByungjunKwon
« Je ne me définis pas comme un activiste, mais je m’intéresse à celles et ceux qui sont considérés comme des étrangers dans la société. »

En imaginant des machines maladroites, d’une certaine fragilité, Byungjun Kwon réussit un tour de force. D’abord il nous invite à regarder une réalité du monde vécue par les oubliés et les aliénés de notre système. Puis il parvient à faire germer une réflexion essentielle : au sein de l’imaginaire collectif, les robots sont toujours envisagés comme une menace pour l’humanité, jamais l’inverse. Dans ce jeu subtil de miroir, c’est finalement la propre violence de l’humanité qui est questionnée. « Mes machines imitent maladroitement les humains, mais elles ne cherchent jamais à les remplacer, à être eux, détaille-t-il. D’ailleurs, elles n’ont aucun but précis, elles n’ont pas d’utilité réelle. Elles ne sont là ni pour nous aider à cuisiner quelque chose, ni pour aucune autre tâche domestique ».

Derrière la fumée, un robot émerge dans le noir, avec son unique bras métallique et sa lampe en guise de visage.
Lyrics of Cheap Androids 2(Robot Nocturne), 2020 ©Yonggi Joe

Par le passé, Lyrics of Cheap Androids (Robot Nocturne) (2020) avait déjà posé des jalons d’une critique de la machinisation du monde. À travers cette œuvre, l’artiste imaginait des machines évoquant la silhouette d’humains se bousculant le long de lignes de lumière réduites à des ombres. Le mouvement brutal et maladroit du robot manchot déformé et dissymétrique donnait alors l’illusion d’une étrange familiarité. Quant aux robots, intégrés dans un théâtre mécanique, ils fonctionnaient comme des équipements de scène automatisés, quoique toujours aliénés par la main humaine. Ghost Theater « We Will Have A Serious Night » (2022) prolonge ces réflexions sur le processus créatif du son : « Ce qui m’intéressait dans cette performance, c’était de savoir comment le son pouvait se combiner à autre chose afin de produire des résultats inattendus. Et ce malgré l’usage de robots qui sont censés automatiser des tâches ». 

Installation robotique où un robot apparaît au premier plan, devant un écran où est projetée une lumière blanche.
Lyrics of Cheap Androids 2(Robot Nocturne), 2020 ©Taeho Park

À l’opposé des robots anthropomorphes

L’apparence des robots de Byungjun Kwon est surprenante. Elle consiste en un agrégat d’objets domestiques et de pièces industrielles, soulignant d’autant plus leurs caractères familiers… sans jamais totalement tomber dans l’anthropomorphisme. Une approche relativement rare pour un artiste venant d’une région du monde (Corée du Sud et Japon en tête de proue) où les robots ont souvent des allures humaines hyper-réalistes. 

ByungjunKwon
« Mes robots ont une apparence hors norme, certes, mais ils sont inoffensifs. »

Envisagés comme des instruments qu’il assemble dans un atelier à Séoul, Byungjun Kwon dit envisager la construction de ses robots avec le souci de rester le plus éloigné possible du tout-technologique : « Pour On the Bird’s Day, j’ai conçu une machine avec deux simples moteurs qui lui permettent de marcher. J’imprime la plupart de mes pièces avec une imprimante 3D. Mes machines sont en partie composées de plastique, elles sont assez légères, elles ne consomment pas beaucoup d’énergie. Ce sont des créations artisanales qui ont des qualités qui ne peuvent être pleinement appréciées qu’en personne. Que ce soit par de subtils mouvements, des vibrations quasi imperceptibles ou des sons mécaniques. Ce sont des robots à l’opposé de ceux de Boston Dynamics ! ».

Installation robotique où des robots se déplacent dans une pièce avec des jeux de lumière.
Club Golden Flower 2020 ©Bonghyung Kang

Cette comparaison est d’autant plus pertinent que la firme américaine, derrière les beaux discours visant à se construire une image positive, entend surtout donner vie à des robots militaires. « Jamais je ne laisserai mon enfant et un robot de ce genre de compagnies dans la même pièce, ironise Byungjun Kwon. Mes robots ont une apparence hors norme, certes, mais ils sont inoffensifs ». Un contre récit, donc, original autant que nécessaire, que l’artiste aura l’occasion d’approfondir ces prochains mois à l’occasion d’un nouvel opus de On The Bird’s Day. 

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