Marcel Top, rencontre avec le militant du futur

Marcel Top, rencontre avec le militant du futur
©Marcel Top

Alors que le 14 juillet vient de s’achever, avec son lot d’innovations militaires pour augmenter le soldat du futur, Marcel Top imagine des œuvres qui réinventent l’équipement militant en climat dystopique : masque anti-reconnaissance faciale, laser anti-lbd ou encore algorithme pour ficher la police : l’artiste propose un monde où les rôles s’inversent, et le surveillant devient le surveillé. Portrait en cinq actes.

Acte I : Gilets Jaunes

Retour quelques années en arrière. Le gouvernement veut augmenter les prix du carburant, des centaines de milliers de Gilets Jaunes descendent dans les rues. L’État répond par la répression. Bilan : 2 400 blessés, une femme tuée, 23 éborgnés, 5 amputés. À ce moment-là, Marcel Top se trouve à Paris, où il prend part aux mobilisations. Manif’ au Danemark, manif’ en Angleterre, manif’ en Grèce et en Espagne : de l’expérience, il en a. Pourtant, nulle part il n’avait vu ça : « J’ai assisté à une violence complètement indiscriminée. Personne âgée, femmes, passants, peu importe. Si tu étais présent, tu étais une cible pour les policiers », se souvient l’artiste franco-flamand. Pour lui, c’est le déclic, il décide de faire de la police française son observatoire d’une dérive autoritaire.

À cette époque, l’intelligence artificielle n’est pas un sujet, et Marcel Top n’a pas d’expertise en informatique. Son médium, c’est la photographie, qu’il étudie à Bruxelles avant de se spécialiser en photojournalisme à Londres ( University of the Arts). En tête, le rêve de devenir un jour reporter de guerre. S’il parvient bien à saisir l’atmosphère brûlante des émeutes à travers ce médium, il cerne déjà les limites de ses clichés : « J’ai vite compris que les photos que je prenais n’ajoutaient rien au récit collectif. Que ce soit moi ou un autre photographe, on aurait plus ou moins les mêmes images. » Marcel Top remet aussi en cause le rapport de domination qui existe entre le photographe et son sujet. « C’est aussi un outil de pouvoir. Il y a la personne qui photographie et celui qui est photographié. » La question de la surveillance n’est pas loin.

Vision nocturne d'une barricade installée entre deux rues.
Barricades #1, Photography, 2018 ©Marcel Top

Acte II : Souriez, vous êtes filmé.  

Marcel Top troque alors l’appareil photo pour un autre outil d’enregistrement du réel : la webcam. Pour son premier projet impliquant des technologies informatiques, Eye of Providence, il traine sur des forums où des hackers en herbe se refilent les tuyaux pour pirater des caméras de surveillance. Au départ, il s’agit de caméras publiques, orientées vers la rue. La situation prend une tout autre dimension lorsque Marcel Top découvre des réseaux où l’on s’échange des adresses IP de caméras domestiques : « Certains recherchaient activement des situations intimes… Vous imaginez quoi. Ce qui m’a vraiment dégoûté c’est quand ils s’attaquaient à des caméras situées dans des chambres d’enfants. Le jour où je suis tombé là-dessus, j’ai fermé mon ordi et je n’ai rien fait avec pendant trois mois », regrette le cyber-artiste de 28 ans.

Vue d'un laboratoire scientifique en caméra de surveillance.
The Eye Of Providence, 2018 ©Marcel Top
Vue d'un couple depuis son salon par une caméra de surveillance.
The Eye Of Providence, 2018 ©Marcel Top

Acte III : renverser la surveillance

2024, Marcel Top publie son premier livre d’art ; Reversed Surveillance, qui flirte avec les limites du catalogue d’artiste. Le pavé se constitue en majeur parti d’images floutées de CRS analysées par un algorithme associant une émotion à chaque agent. Au centre de l’ouvrage, un mode d’emploi. Marcel Top explique comment programmer son propre algorithme afin d’enregistrer les fonctionnaires de police dans une base de données. Sa mésaventure avec les hackers-voyeurs lui aura servi de leçon : Marcel Top veut désormais diffuser les clefs de compréhension des outils de surveillance, afin de ne plus les subir, mais de se les approprier.

Le Amazon Web Services (un logiciel en open data permettant de fabriquer son propre algorithme) est à la portée de tous. Entre art et action citoyenne, la limite s’estompe. L’artiste dénonce les contours flous de la légalisation de la surveillance algorithmique depuis les Jeux Olympiques de Paris : « Avant, si l’État voulait surveiller quelqu’un, il plaçait cette personne sous écoute. C’était ciblé. Aujourd’hui, la logique s’est inversée. On collecte les données de tout le monde, en permanence et sans distinction. Et seulement après, on décide de qui est suspect ou non. » Un désir de classer la population qui ne date pas d’hier. Pour l’artiste, ces nouvelles surveillances rappellent les classifications à la Lombroso, médecin et criminologue du XIXe siècle qui distinguait les crânes des voleurs et des prostitués – théorisant un supposé déterminisme génétique du larcin. « Dans la loi, il n’y a aucune mention des critères qui régissent ces algorithmes… On peut en faire ce qu’on en veut », ajoute le jeune créateur.

Panorama de gros plans d'hommes casqués.
Reversed Surveillance, 2023 ©Marcel Top

Acte IV : Cyber-manifestant

Prendre les devants d’un monde qui rattrape les anticipations les plus dystopiques, tel est désormais la trame de fond des travaux de Marcel Top. Dans une volonté de contrer la reconnaissance faciale, il invente un masque en silicone dont les traits ont été conçus en synthétisant le visage de milliers d’Américains qui avaient inscrit le hashtag #iloveamerica sous leurs publications Instagram et Twitter – l’idée étant de tromper les caméras intelligentes. Problème : l’industrie de la surveillance évolue vite, entraînant ses caméras à reconnaître les porteurs de masque, aussi réalistes soient-ils. La création de Marcel Top est déjà obsolète. « Essayer d’arrêter l’industrie de la surveillance est très difficile. Il faut tout le temps essayer d’être à jour. »

Une lutte cyberpunk, opposant des corporations multimillionnaires à des bricoleurs high-tech. Pas de quoi décourager Marcel Top. Inspiré par les manifestations d’Hong Kong, où les militants s’emparent de lasers pour éblouir les forces de l’ordre, il met au point un faisceau lumineux intelligent, boosté par un algorithme qui le dirige vers les LBD : « Chaque fois qu’un policier lève son LBD pour viser quelqu’un, le laser se dirige vers lui ». Pour l’artiste, les manifestants sont très clairement en danger face à cette arme. Un amendement a réduit la distance minimale de tir de 10 à 5 mètres pour la police nationale. Pour être autorisé à tenir un LBD40, un agent doit passer un test avec une épreuve de tirs : il ne doit toucher sa cible que deux fois sur cinq pour recevoir habilitation à porter ce lanceur de balles potentiellement létal. 

Gros plan sur un manifestant dans une galerie tenant une pancarte blanche.
Poison Data, Kill Algorithms, 2025 ©Marcel Top

Acte V : Combattre la tech par la tech

« C’est trop tard. Il n’y a pas grand-chose à faire… À part brûler tous les centres de données dans le monde, mais ça me paraît compliqué ». Ne nous voilons pas la face, l’IA n’a rien d’éthique, même en la détournant, et Marcel Top est le premier à le reconnaître : « Je suis contre ces technologies. Ce ne sont pas des outils qui ont été créés avec le bien commun en tête. Leur seule fin, c’est le contrôle et le profit. Mais ça ne sert à rien de faire l’autruche, ces technologies sont déjà entrées dans nos vies quotidiennes. » Bien qu’il travaille avec l’intelligence artificielle Marcel Top reste le cerveau de tous ses projets. L’humain reste derrière la machine. Une configuration parfois difficile à supporter. Marcel Top ingère beaucoup de contenu, y compris violent, pour aboutir à ses œuvres. Cette fatigue informationnelle à laquelle nous sommes tous confrontés, il s’y expose, en première ligne. « Il y a une sorte d’abstraction, moi aussi, je finis par me transformer en machine qui absorbe des données ».

  • Reversed Surveillance de Marcel Top, aux éditions Kult Books, 25€.
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