Lauréats du Prix de la « Meilleure réalisation » lors de l’édition 2023 de Venice Immersive, Marion Burger et Ilan J. Cohen seront de nouveau présent à Venise cette année. La première, en tant que jury. Le second, en tant qu’accompagnateur. En attendant, leur film en réalité virtuelle, Empereur, continue de séduire et témoigne de la nécessité de collaborer dès lors que l’on travaille sur un médium interactif, propice à l’exploration de multiples regards et à la mise en scène de diverses dimensions.
Le biographe qui pourrait être amené un jour à faire de la vie de Marion Burger et Ilan J. Cohen une épopée romanesque risque de se demander quel évènement à marquer la rencontre décisive entre les deux artistes et la réalité virtuelle. Est-ce liée à cette passion pour le jeu vidéo du second nommé, né dans les années 1980 et biberonné à la Nintendo NES par son grand frère ? Ou bien plus tard, en 2017, lorsque le duo entre en contact avec Pierre Zandrowicz, réalisateur et cofondateur du studio français Atlas V ?
En réalité, il n’y a pas vraiment eu de déclic, ni de point de bascule : pensé comme l’exploration du lien entre une fille et son père au travers de l’esprit de ce dernier, atteint d’aphasie, Empereur est simplement né d’un besoin intime, d’une réflexion, d’une envie de trouver le meilleur médium pour raconter une histoire personnelle.
Appréhender la VR
On est alors au début des années 2010, et Marion Burger souhaite comprendre son père, saisir l’opportunité qu’il soit toujours en vie pour tenter de communiquer avec lui, prendre connaissance de son histoire, préserver le lien qui les unit à travers des images qui, in fine, constituent le langage de son père, le récit de son passé. « Malgré la thématique, je n’avais pas du tout envie d’un documentaire, s’empresse-t-elle de préciser. Je voulais garder une certaine distance avec le sujet, lui confier une dimension assez poétique et métaphorique. Pendant un temps, il y avait la volonté d’en faire un film d’animation, puis Ilan a posé sur la table l’idée de la réalité virtuelle, un médium que je ne connaissais absolument pas. »
« La VR implique un côté laboratoire où tout est possible, où une nouvelle grammaire peut voir le jour. Y compris dans la débrouille »
Ilan J. Cohen, réalisateur de clips (Rone, Gaspard Claus) et assistant à la mise en scène sur de nombreux longs-métrages (Rebecca H. de Lodge Kerrigan, White Shadow de Noaz Deshe, etc.), ne maîtrise pas non cette nouvelle technologie. En 2013, il a bien bossé sur un biopic de l’artiste japonais Tsugouharu Foujita, mais le réalisateur et la production n’ont jamais réussi à faire sauter les verrous technologiques nécessaires à la mise en œuvre de leur ambition initiale : montrer l’artiste japonais sur son lit de mort et voyager d’un souvenir à l’autre via des transitions oniriques. Cette fois, le couple entend aller au bout de ses envies : « Quand Marion m’a présenté son projet, j’ai senti qu’en tant que cheffe décoratrice pour le cinéma, elle était habituée à aborder l’écriture par le visuel, par des images qu’elle parvient à faire dialoguer, rembobine-t-il. Rapidement, je me suis dit qu’il fallait abandonner l’idée de l’animation. Même si on en a conservé certains codes, notamment dans le style monochrome, il y avait l’envie de se confronter à la VR, dont les particularités se prêtent assez bien à cette volonté scénaristique de passer d’un souvenir à l’autre. »
Se laisser le temps
Nous sommes désormais en 2018, année où Marion et Ilan rencontrent Pierre Zandrowicz, qui conseille illico au duo de se tourner vers les dispositifs d’aide à l’écriture, au développement et à la production du CNC. Attention, toutefois : aussi confortable soient-il, ces types de financement impliquent un processus relativement long. Entre l’élaboration du dossier, son dépôt et le délai de réponse, il faut se montrer patient. « Comptez environ 5 ans », prévient-il. À raison ! Il faut en effet attendre 2023 pour que Empereur voit le jour sous la forme souhaitée, après de multiples allers-retours et de nombreuses collaborations : Gaspard Claus est notamment présent à la composition, tandis que l’interprétation est confiée à Vimala Pons, dans la version française, et Olivia Cooke (Ready Player One, House Of The Dragon), dans sa version anglaise. « Tout ce temps, c’est une bonne chose, estime Ilan J. Cohen, c’est l’occasion de prendre du recul, de faire table rase de pas mal d’idées. Nous, ça nous a laissé le temps de mieux comprendre le médium que l’on était en train d’arpenter afin d’épouser au mieux ses capacités et ses particularités. »
Ces cinq années ont également permis au duo d’apprendre à tirer profit de leurs forces respectives. Pour Marion Burger, diplômée en design textile et cheffe décoratrice sur différents longs-métrages (Divines, Joueurs, Gagarine, Les Magnétiques), cela consiste à imaginer un espace par rapport à une histoire, à traduire visuellement un scénario dans un décor spécifique. Quant à Ilan J. Cohen, son rôle est alors d’amener cette dimension interactive, d’encourager Marion à privilégier l’introspection, l’intime, chose qu’elle n’aurait pas eu le courage de faire si elle avait travaillé avec une autre personne que son compagnon. « Clairement, je n’aurais pas pu aller aussi loin dans le récit sans la présence d’Ilan, de même que je n’aurais sans doute pas été aussi précise dans la mise en scène, l’approche de la VR et la façon de gérer le regard de l’utilisateur. De toute manière, quand on travaille sur un tel médium, impliquant plusieurs dimensions, c’est évidemment intéressant et nécessaire de travailler à plusieurs. »
Nouvelle grammaire
D’une même voix, Marion Burger et Ilan J. Cohen reconnaissent que la VR est probablement le médium qui met le plus en avant la question du point de vue. Encore faut-il savoir l’approcher sans céder à la spectacularité qu’elle suggère. « On ne voulait certainement pas balancer très tôt dans l’expérience toutes les dynamiques et possibilités permises par la VR, précise Ilan. On voulait que chaque scène puisse étendre un peu plus les possibilités du gameplay, que l’histoire et l’interaction grandissent ensemble, de même que la dimension onirique afin d’avoir la sensation de découvrir de nouvelles choses au fur et à mesure de l’expérience, et donc reconstituer les fragments d’une relation père-fille qui subsiste par-delà les mots. » Évidemment d’accord, Marion complète l’analyse : « Cela implique beaucoup de soustraction, un minimalisme et un rendu imparfait nécessaires pour se rapprocher au maximum de l’écriture de mon père, qui écrit comme un enfant qui apprend à écrire. Il fallait qu’on ait la sensation que l’expérience se passe essentiellement dans notre cerveau plutôt que devant nos yeux. »
Régulièrement, le duo a également eu des discussions sur ce qui est réalisable ou non. Parfois, il faut se confronter à la réalité économique des studios et trouver d’autres idées, moins onéreuses. D’autres fois, il faut penser à d’autres astuces, scénaristiques ou techniques, pour éviter le « motion sickness ». De là à penser la collaboration comme une succession de compromis ? Marion Burger refuse d’adhérer à cette théorie : « Empereur ressemble peu ou prou à l’œuvre que l’on rêvait d’écrire. Dès lors que l’on était persuadé du format VR, on a compris que l’on mettait les pieds dans un far-west où toutes les règles sont à inventer, ce qui est super d’un point de vue créatif. Contrairement au cinéma, où le cadre est désormais connu de tous, la VR implique un côté laboratoire où tout est possible, où une nouvelle grammaire peut voir le jour. Y compris dans la débrouille ».
Sortir d’une logique de cinéma
Pendant la conception d’Empereur, Marion Burger et Ilan J. Cohen ont toutefois appris que la création d’une œuvre en VR, soumise à l’intervention de multiples techniciens et artistes, peut parfois se heurter à quelques incompréhensions. « Venant d’un autre milieu que le code ou les jeux vidéo, il était nécessaire pour nous de travailler avec un studio spécialisé, racontent-ils d’une même voix. On s’est alors rendu compte que notre logique de cinéma n’était pas la même que celle d’un studio de production ».
Habitué à œuvrer sur les plateaux de cinéma, le duo en a conservé un mantra : le scénario, c’est la Bible, le document que chaque personne impliquée se doit d’avoir lu. Ce qui, visiblement, n’est pas toujours le cas dans un studio spécialisé dans la 3D ou les effets spéciaux, où tout le monde travaille sur des petits détails sans nécessairement avoir besoin de comprendre l’œuvre dans sa globalité.
« Il a alors fallu expliquer le contexte, leur rappeler que si on souhaite telle ou telle chose, c’est parce que cet élément vient nourrir un moment, une séquence, etc., se souvient Marion Burger. Dans Empereur, chaque chose a du sens. » Et Ilan J. Cohen de conclure : « En fin de compte, ça a été assez utile d’avoir tous ces esprits différents qui se rencontrent pour conceptualiser et donner vie à différents points de vue. Empereur en ressort grandit. » Nous aussi !