Pour contrer cette idée consistant à penser que l’IA restreindrait la part de créativité des artistes, le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains propose Mirabil-IA, une petite exposition brève mais concise qui réconcilie le réel avec le virtuel en créant des ponts entre ces deux notions.
Avec l’émergence grandissante de l’IA générative, les frontières entre le réel et le virtuel deviennent de plus en plus floues. Certains artistes s’en amusent, voire contribuent à accélérer ce phénomène, notamment ceux, et ils sont de plus en plus nombreux, prêts à faire entrer ces intelligences artificielles dans nos écosystèmes pour les redéfinir. Leurs univers sont alors qualifiés d’étranges, car proches de la réalité.
Les chercheurs au CNRS, Ada Ackerman et Alexandre Gefen (porteur principal du projet « CulturIA, pour une histoire culturelle de l’IA »), ont souhaité traduire leurs études sur ce sujet spécifique en une exposition, Mirabil-IA. « Celle-ci va dans le sens de la théorie du roboticien japonais Masahiro Mori, La Vallée de l’étrange, publiée en 1970, précise Alexandre Gefen. À cette époque, déjà, il s’interrogeait sur les conséquences d’une production réalisée par une IA qui se rapproche de celle d’un humain. À ce stade, l’homme fait encore la différence. Elle semble réelle sans l’être. Elle contribue alors à définir un nouveau monde : “La vallée de l’étrange” ».
Le cabinet de curiosités 3.0
Mettant en lumières six artistes ou collectifs (Sofia Crespo & Feileacan K McCormick, Collective Estampa, Nao Tokui, aurèce vettier, Primavera de Filippi et Ilan Manouach), qui travaillent aussi bien la peinture, la sculpture, la BD et le son que le numérique ou la vidéo, le parcours démontre que l’IA ne tend pas à appauvrir l’imaginaire ; au contraire, elle participe à le renouveler, et même à nous recentrer sur le réel. Mirabil-IA part en effet de l’hypothèse que le développement de l’IA générative, qui enregistre dans sa mémoire latente des myriades de formes, représente un équivalent du dispositif des cabinets de curiosités d’antan. Très prisés au XVIIIe siècle, ces derniers offraient une vitrine sur la nature qui intriguait alors par sa capacité à inventer en permanence de nouvelles formes. Cet accrochage montre que désormais les artistes, en collaboration avec l’IA, la devancent.
Au temps de l’évolution
En ce sens, le collectif aurèce vettier, fondé en 2019 par Paul Mouginot, présente Potential Herbarium (2022), une série de tableaux constituant un herbier mystérieux. Au premier coup d’œil, ses plantes et feuillages semblent parfaitement naturels, mais à y regarder de plus près, se distinguent des formes asymétriques, voire des tiges bouclant sur elles-mêmes. Ces anomalies sont dues à l’IA, et sont pleinement assumées par aurèce vettier : rencontré récemment, le collectif nous expliquait ainsi nourrir des GAN (Réseau antagoniste génératif) à partir de véritables herbiers récupérés dans des musées d’histoire naturelle ou qu’il constitue lui-même, pour ensuite reproduire sur la toile ces nouveaux écosystèmes hybrides et résolument poétiques que ses algorithmes lui renvoient.
Dans cette lignée, le Collectif Estampa présente Espècies marcianes (Espèces martiennes) (2021). En se basant sur 24 000 dessins scientifiques d’espèces capables de vivre dans des conditions extrêmes ou associées à une imagerie martienne, tels que les pieuvres et les cactus, le réseau d’artistes espagnols a donné naissance, grâce à des GAN également, à de nouvelles espèces hybrides qui se confondent parfaitement avec celles d’origine. D’une certaine façon, aurèce vettier et le Collectif Estampa prolongent donc la galerie de l’évolution, et donnent à voir un possible futur dans lequel l’IA aura investi le réel.
L’IA pour mieux regarder le réel
D’autres artistes conçoivent quant à eux de nouvelles créatures pour mieux attirer l’attention sur celles que l’être humain ne considère pas. C’est le cas d’Entangled Others : formé par Sofia Crespo & Feileacan K McCormick, ce duo d’artistes s’intéresse à la vie aquatique et matérialise cet intérêt via Sediment Nodes, soit neuf vidéos diffusées sur sept écrans où se dévoile un ballet envoûtant de sédiments qui se régénèrent en permanence à l’aide de GAN.
Proches de Sabrina Ratté ou de Markos Kay, leurs œuvres, moins abouties sur le plan esthétique, interpellent malgré tout, ne serait-ce que par leur intention, résumable ainsi : mettre en lumière cette matière considérée comme inerte, mais abritant une multitude d’organismes et d’éléments inorganiques en ébullition perpétuelle. « Il pourrait être antagoniste de penser que l’IA va permettre de restaurer un lien ou d’instaurer un nouveau lien avec la nature, mais nous voyons bien ici que c’est réel, souligne Ada Ackerman Grâce à ces artistes, l’IA nous force à nous interroger sur la manière dont nous pourrions recentrer notre regard sur le monde vivant qui nous entoure ».
Dans ce monde vivant, justement, devrions-nous bientôt y inclure l’IA ? C’est la question que soulève Primavera De Filippi à travers The Plantoid Grove (2014-2024). L’artiste franco-italienne et chercheuse en droit au CNRS et à Harvard noue à travers ses sculptures de nouveaux dialogues entre humains et machines. La démarche pourrait paraître courante, déjà vue ailleurs, mais ses nouvelles formes de vie synthétiques, capables de s’alimenter et se reproduire via la blockchain, on le comprend assez vite, portent en elles quelque chose de profondément poétique et nécessaire : nous relier à la nature et à notre environnement. La boucle est bouclée.
- Mirabil-IA, jusqu’au 13 juillet 2024, Centre des Arts, Enghien-les-Bains.