En l’espace de deux ans, Niceaunties s’est imposée comme l’une des entités artistiques les plus justes et les plus libres dans l’utilisation des IA génératives. Rencontrée en marge du OFFF Festival, à Barcelone, la Singapourienne détaille les coulisses de son univers visuel, surréaliste et onirique, mais surtout profondément optimiste.
Commençons ton histoire par le début : comment les personnages de Niceaunties sont-elles nées, et que se passait-il dans ta vie lorsqu’elles sont apparues ?
Niceaunties : Mon inspiration vient de mon environnement et de l’endroit où j’ai grandi, Singapour. Tous les souvenirs sont là, tapis dans ma mémoire. Lorsque j’ai eu accès à l’IA, le processus de création d’images était si rapide et naturel, j’ai eu l’impression de pouvoir passer directement de mon esprit aux images. Tout ce que j’avais accumulé à l’intérieur depuis enfance a jailli d’un coup, comme si les vannes avaient été ouvertes.
Dans ma culture, ainsi que dans ma famille, il y a beaucoup de disciplines, de règles et de restrictions. J’avais commencé une carrière dans l’architecture, une profession de règles et de structures… Avec le recul, ça n’avait rien à voir avec qui je suis. Singapour a des lois strictes. C’est une société basée sur les enseignements du philosophe chinois Confucius. À tous les niveaux, c’est le bien commun qu’il faut servir, plutôt que celui des individus. Toutes les opinions que j’avais, sur tout, depuis mon enfance, ont longtemps été réprimées par la hiérarchie et ce que l’on attendait de moi. Quand l’IA est apparue, j’ai senti que je pouvais avoir une identité anonyme et dire ce que je voulais à travers mon art.
As-tu l’impression d’avoir conservé cet anonymat ?
Niceaunties : J’ai essayé, mais les gens ont fini par découvrir qui j’étais, et mon nom a commencé à circuler en ligne. J’ai complètement paniqué ! À l’époque, j’avais une présence dans le monde de l’architecture. Je donnais des conférences, je faisais partie de l’industrie… Au début, c’était difficile à gérer, il y avait beaucoup d’hostilité. J’ai même reçu des menaces de bombe… À présent, je m’en fiche. C’est épuisant de vérifier si quelqu’un a révélé mon nom en ligne… Et pour être honnête, j’ai la sensation que l’IA m’a permis d’unifier toutes les parties de ma vie.
« Poster sur Instagram, c’était comme avoir un carnet de croquis public que personne ne regarde. »
Ton travail existe à la frontière entre nostalgie et critique. Quelles sont les références visuelles qui ont façonné ton esthétique ?
Niceaunties : Mon esprit est comme un réfrigérateur, je n’arrête pas de collectionner des idées d’un peu partout. Pendant un voyage, un article que j’ai lu, une phrase dite par quelqu’un qui éveille ma curiosité… Souvent, ces idées n’ont aucun lien entre elles. Tout cela marine dans mon esprit et puis, au milieu de la nuit ou sous la douche, une connexion se fait et ça devient une histoire.
Tu t’es forgé une identité artistique forte sur les réseaux sociaux. Comment envisages-tu le rôle des plateformes numériques dans la façon dont l’art est reçu, mais aussi dont il se crée ?
Niceaunties : Au début, poster sur Instagram, c’était comme avoir un carnet de croquis public que personne ne regarde. Tout le monde commence avec zéro abonnés, non ? Surtout avec un pseudonyme et sans aucun lien avec mon passé. Puis, petit à petit, j’ai commencé à construire une communauté avec des personnes qui exploraient aussi l’IA. C’est devenu un groupe de soutien : on partageait nos prompts et nos idées, c’était comme un grand atelier créatif.
En 2023, j’ai organisé un « Auntie Day » (« la journée des tantes », ndlr) où j’ai partagé un prompt et invité plein d’artistes à participer… C’était tellement drôle ! Pour moi, l’ingrédient principal pour être vu en ligne, c’est sincèrement ce que l’on pense et ce que l’on ressent. Et lorsque les gens se reconnaissent dans votre travail, ça explose ! La chance joue aussi un rôle important, n’est-ce pas ?
Tes œuvres évoquent à la fois l’humour, la légèreté, mais aussi le malaise et la critique. Quel rôle joue cette contradiction dans ton art ?
Niceaunties : Pour moi, cela illustre la complexité des Asiatiques. C’est notre manière d’être élevés. À Singapour, les gens se plaignent tout le temps, de tout ! La société, le gouvernement, leur voisin… Mais c’est toujours exprimé sous forme de blague ou de sarcasme. Je suppose que c’est une façon subversive de dire la vérité : ça passe en douceur parce que c’est une blague, mais le message passe quand même. C’est très asiatique comme manière de gérer les conflits ; on ne confronte jamais les gens directement, on dit toujours les choses doucement. Par exemple, on ne dit pas : « désolé je ne peux pas venir à ta fête ». On dit : « peut-être, je vais regarder mon emploi du temps et je te dirai ». Ça veut dire non (rires). Il y a toujours un détour dans nos paroles.
« Imaginez, si vous aviez un compagnon IA, ce serait génial d’avoir une auntie toujours là pour vous encourager, vous critiquer, et vous faire des remontrances de qualité, non ? »
Tu utilises l’IA générative depuis un peu plus de deux ans, et tu as suivi de près son évolution ultra-rapide. Selon toi, quel est le futur de cette technologie ?
Niceaunties : Tout d’abord, six mois en IA, c’est comme deux ans dans le monde réel. C’est tellement rapide ! J’ai découvert que les entreprises qui sortent tous ces logiciels aujourd’hui y travaillent depuis au moins deux ans. Je fais partie d’un groupe de bêta testeurs pour Sora d’OpenAI, et quand j’entends les ingénieurs en parler, je me dis « quoi, vous travaillez là-dessus depuis trois ans ? ». Ces entreprises sont constamment en compétition, ce qui accélère tout de manière exponentielle.
Je pense qu’il y aura un véritable flou entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, cela va devenir incroyablement cérébral. Pendant un temps les gens vont littéralement vivre dans leur tête. Je sais que des scientifiques développent déjà des logiciels pour raccourcir de manière radicale la distance entre une idée et une image. En d’autres termes, il suffira de connecter un dispositif au cerveau qui lit nos pensées et les visualise instantanément. C’est un peu effrayant, ça fait science-fiction, mais je pense aussi que les autorités vont mettre en place des contrôles pour garder les choses en ordre.
Il y a beaucoup de peur à tous les niveaux de la société sur la façon dont l’IA pourrait détruire l’humanité. J’étais au TED le mois dernier et tout le monde parlait de ça, même des scientifiques très reconnus dans le domaine pensent qu’on va provoquer l’apocalypse. Ça paraît être de la science-fiction, d’autant que l’on sent que personne ne sait ce qui va vraiment se passer.
Penses-tu que le fait d’utiliser cette technologie en permanence t’aide à mieux gérer cette peur ?
Niceaunties : J’essaie de me concentrer sur les aspects positifs. Par exemple, j’utilise l’IA pour parler des questions liées à l’écologie. Bien sûr, je reçois des commentaires négatifs, du genre : « tu devrais savoir que l’IA consomme beaucoup d’énergie et cause des problèmes environnementaux ». C’est vrai, je pourrais choisir d’ignorer cela, ou de ne pas en parler du tout, mais je peux aussi m’en servir pour sensibiliser mon public, qui est assez large, à ces enjeux importants.
Si tu pouvais amener Niceaunties dans le monde réel, au-delà de l’écran, quelle forme prendraient-t-elles ?
Niceaunties : Oh mon dieu, il y a tellement de choses à dire ! Il y a deux ans, quand j’ai commencé, je voulais faire une poupée gonflable Auntie (rires). C’est un peu coquin comme idée, mais je pense vraiment que les aunties devraient infiltrer tous les aspects de la vie. Imaginez, si vous aviez un compagnon IA, ce serait génial d’avoir une auntie toujours là pour vous encourager, vous critiquer, et vous faire des remontrances de qualité, non ? (rires) Actuellement, j’explore de plus en plus les possibilités d’amener mon travail dans le monde physique… Donc qui sait ? Je pense que l’idée viendra. J’essaie de ne pas trop planifier, je préfère fonctionner à l’intuition.
« C’est important pour moi de faire la transition du monde en ligne vers le monde physique, de me déplacer et de parler aux gens, car un de mes objectifs est de transmettre une idée, et être en ligne ne suffit pas. »
Une grande partie de ton travail brouille les lignes entre passé, présent et futurs spéculatifs. Penses-tu que Niceaunties imagine un futur possible, ou qu’elle se souvient d’un passé qui n’a jamais existé ?
Niceaunties : Tout cela à la fois ! Dans le bouddhisme, le temps est considéré comme une boucle : tout ce qui va arriver est déjà arrivé, et tout se passe en même temps. Donc je ne vois pas le temps comme quelque chose de linéaire… Il y a tant d’aspects et de dimensions… Le plus important, c’est d’être sur ma propre ligne de temps en tant qu’être humaine, et aussi de savoir quelle auntie je veux devenir, et comment infecter le plus de gens possible afin de leur dire de vivre leur meilleure vie (rires) ?
Tu es devenue très populaire en ligne, où tu reçois des commentaires très positifs sur ton travail. Depuis peu, tu parcours le monde pour parler de ton art. Comment s’est passé le passage d’une vie en ligne pour ton plaisir personnel à la rencontre soudaine de tant de gens qui s’identifient à ce que tu fais ?
Niceaunties : C’est vraiment encourageant. J’ai eu tellement de réactions dans la vie réelle qui sont très différentes de celles que j’ai en ligne. En ligne, il y a des voix négatives et des voix positives. Les voix négatives se cachent derrière les plateformes pour dire ce qu’elles veulent. Dans la vie réelle, elles sont beaucoup plus silencieuses, et bien moins nombreuses. J’ai eu des retours incroyables, des gens m’ont même dit : « Tu sais que dans ma culture les aunties sont pareilles ? ». Je n’en avais aucune idée ! Je pensais que c’était juste un phénomène asiatique. Finalement, j’ai élargi ma compréhension du monde (et des aunties), au-delà de mes limites géographiques, et je trouve ça génial.
C’est important pour moi de faire la transition du monde en ligne vers le monde physique, de me déplacer et de parler aux gens, car un de mes objectifs est de transmettre une idée, et être en ligne ne suffit pas. Le fait de me rendre à des événements et de parler aux gens m’aide à faire avancer cette idée.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Niceaunties : Libérez l’auntie qui sommeille en vous !