Entre le bourdonnement des serveurs et le souffle fragile du vers, la poésie computationnelle tisse un langage inédit fait de mots et de lignes de code. Et si l’imaginaire de l’être humain rencontrait enfin la puissance des algorithmes ?
Il y a, dans le cœur des processeurs, une pulsation que certains appellent « poésie ». Pas celle des muses antiques, mais celle des boucles et des fonctions, des fragments de syntaxe qui apprennent à composer avec le hasard. Théoricien de la littérature, chercheur, philosophe et essayiste, Yves Citton parle ainsi d’un art de la coévolution, et dépeint, dans son texte Poésie computationnelle (2019), un monde où l’homme et la machine ne s’opposent plus, mais se reprogramment mutuellement.

La dynamique de la poésie computationnelle
L’enjeu n’est plus de savoir qui écrit. Les algorithmes composent des phrases imprévisibles, le hasard s’infiltre dans la rigueur du code. Quant au poème, il devient une zone d’indétermination. Héritière de l’OuLiPou, l’automatisation représente une ouverture, jamais une perte de sens. Ou quand la logique sert le sensible.
Pour Yves Citton, la poésie computationnelle s’articule autour d’un ensemble de tensions fécondes qui redéfinissent notre rapport à l’écriture. Elle naît d’abord d’une coévolution, ou technogénèse, où l’humain et la machine cessent de se faire face pour se façonner mutuellement : le poète choisit ce qu’il emprunte au dispositif, ce qu’il détourne, ce qu’il laisse s’échapper. De cette interaction émergent des subjectivités computationnelles, mi-organiques, mi-algorithmiques, qui modèlent nos manières de penser et de ressentir. L’écriture devient alors un dialogue, où les logiques du code infusent nos sensibilités. Dans cet espace d’échange, la fiction automatisée brouille la question de l’intention : quand l’algorithme « écrit », le poète perd une part de contrôle, mais gagne en surprise. De ce calcul naît l’imprévisible, un moment où l’algorithme déraille, produit du sens là où on n’attendait que de la syntaxe.

Wen New Atelier, les poètes du glitch
C’est dans cet interstice que travaillent Kalen Iwamoto et Julien Silvano, fondateurs du Wen New Atelier. Leur terrain d’expérimentation ? Les langages. Le code, la traduction, le silence. « Nous aimons dire que notre travail se situe à la croisée des médias, des disciplines et des langages ; entre littérature et art, entre le physique et le numérique », explique le duo à Right Click Save. Ils conçoivent des dispositifs textuels qui ne « fonctionnent » pas vraiment. Ou plutôt, qui fonctionnent trop bien, jusqu’à révéler la mécanique de leur propre absurdité. À l’image, par exemple, de Couple Machine, un générateur de littérature bilingue où les mots se recombinent entre français et japonais, glissant d’une langue à l’autre, jusqu’à faire de l’œuvre une interface sensible.

Avec Hai-Tech, le duo hybride à ce titre haïku et algorithme, tout en générant des vers minimalistes à partir de codes simples, précisément dans l’idée d’inviter le lecteur à ressentir la beauté d’une ligne qui s’écrit toute seule. La poésie computationnelle, chez Wen New Atelier, devient ainsi un terreau d’expérimentation au sein duquel des « machines poétiques » provoquent des accidents esthétiques ; des ratés, des béances, des stutters, des micro-bégaiements du code qui ouvrent la voie au sensible. « Ce sont les excès, les limites, les transgressions et les glissements du langage qui nous intéressent, car là où le langage se fissure, il s’ouvre aussi, révélant sa propre structure, poursuivent Kalen Iwamoto et Julien Silvano. Nous aimons orchestrer ces moments – introduire un grain de sable qui fait vaciller le système, afin d’en exposer les mécanismes. »