Biennale Némo 2025, entre imaginaires numériques et utopies désirables

Biennale Némo 2025,  entre imaginaires numériques et utopies désirables
“Nature Portals” © Markos Kay

Pour sa sixième édition au CENTQUATRE et dans toute l’Île-de-France, la Biennale internationale des arts numériques (ou Biennale Némo) propose de porter un autre regard sur les nouvelles technologies. Là où beaucoup s’accordent sur l’anxiété qu’elles génèrent, l’événement, lui, préfère opposer un discours utopique et optimiste. Pour mieux renouer avec l’hédonisme ?

« Pour cette sixième édition et ce dixième anniversaire, nous nous sommes concentrés sur la question de l’utopie. Ce lieu qui, par définition, n’existe pas, mais dans lequel tout est pour le mieux ». Si le commissaire Gilles Alvarez choisit d’ouvrir l’exposition Les illusions retrouvées avec ces mots, c’est avant tout pour mettre en évidence une nécessité : celle de « souffler un petit peu et d’entrevoir des futurs désirables, quand bien même ces utopies ne seraient que des illusions. » À l’opposé de ces expositions et autres colloques alarmistes, cette approche optimiste de l’art numérique et des nouvelles technologies apparaît presque comme une joyeuse rébellion, à contre-courant du discours majoritaire. D’emblée, le projet nous plait. 

Divisé en cinq étapes, le parcours de l’exposition présentée au CENTQUATRE permet une exploration des possibles, revenant sur les prémices de la technologie pour en dévoiler les dernières avancées, toujours sous l’œil bienveillant – quoique parfois critique – des différents artistes. Tous, rappelons-le, sont rassemblés ici sous la figure tutélaire de Margaret Cavendish, Duchesse de Newcastle, pionnière de la science-fiction et féministe à une époque où la conception même d’un tel mot semblait inconcevable. 

Dans un musée, une installation vidéo imagine ce que serait devenue une duchesse anglaise quatre siècle plus tard.
Le Mégamix du Louvre-Lens © Inook

« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va »

C’est d’ailleurs Margaret Cavendish qui nous accueille dans cette Biennale aux mille promesses, notamment via un cabinet de curiosité où cette dernière fait face à une descendante fictive, imaginée et animée dans une installation vidéo par Inook. « J’ai plus d’ambition que toute autre femme. Si je ne peux être Henri V ou Charles II, alors je serai Margaret Ière, reine d’un monde imaginaire. » Celle qui aimait se représenter en déesse grecque aux côtés d’Apollon et d’Athéna sur les couvertures de ses livres l’assume : « Je veux conquérir le monde comme César, alors j’en ai créé un. » Nous voici ainsi quatre siècle plus tard, à déambuler dans son monde où seule la liberté et l’imagination règnent en maîtresses. 

MaragretCavendish
« Je veux conquérir le monde comme César, alors j’en ai créé un. »
Dans une salle d''exposition, des sculptures en verre sont posées sur des tables blanches.
Désert de Retz II (2025) © Anne Bourrassé & Mounir Ayache

Dans cette première partie, intitulée « Renaissances », les artistes convoquent justement des récits du passé pour parler du présent et imaginer le futur. À l’image d’Anne Bourrassé et Mounir Ayache qui, inspirés par l’histoire de François de Monville, homme des Lumières du 18ème siècle, rendent hommage au projet de sa vie : le Désert de Retz. Une utopie architecturale devenue, plus tard, l’objet de théories conspirationnistes. « François de Monville, c’est un héritier de collecteurs d’impôts sur le sel, un musicien, architecte, botaniste, intellectuel et extrêmement riche, qui s’ennuie un peu, détaille Anne Bourrassé. Alors, il décide d’acheter cette forêt et de faire construire vingt-et-une architectures inspirées des grandes découvertes de l’époque et des conquêtes coloniales. On raconte que la constitution américaine se serait écrite là-bas, que Marie-Antoinette y buvait son lait, que c’était quelqu’un qui était aussi très proche des francs-maçons. Avant la terreur, il sent le vent tourner, il a la sensation que la monarchie est en bout de course. Il revend donc le désert en 1792. »

Pour rendre hommage à ce lieu chargé de mystère, Anne Bourrassé et Mounir Ayache emprisonnent ces architectures emblématiques – reproduites en impression 3D – dans du sel, qu’ils installent sur des piédestaux éclairés par le bas et par le haut. Dans cette salle immaculée, difficile de ne pas penser à la scène de fin de 2001, Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick. Difficile, également, de ne pas être fasciné par l’histoire de ce lieu presque magique, dont Mounir Ayache s’apprête à faire un film/jeu-vidéo projeté dans le désert lui-même. 

Dans un décor rouge, un avatar surgit vers l'écran, l'air jouissif.
L’héritage de Bentham © Donatien Aubert

Un plaisir collectif

Egalement inspiré par un penseur d’un autre temps, Donatien Aubert présente une nouvelle fois son Héritage de Bentham et sa théorie de l’utilitarisme, cherchant à maximiser le plaisir collectif. « Bentham avait compris que dans des sociétés authentiquement pluralistes, la conflictualité allait augmenter et qu’il allait être nécessaire de créer des dispositifs de surveillance afin de canaliser les comportements des individus, explique l’artiste. D’une verve très littéraire, nourrie de ses réflexions philosophiques, celui-ci fait ensuite le parallèle avec les réseaux sociaux. « Aujourd’hui, on vit cette double contrainte assez surprenante, d’une injonction au plaisir, et qui, en même temps, se fait au prix de notre surveillance, de notre suivi, de notre profilage. »

Si certains artistes comme Donatien Aubert s’inspirent de figures célèbres, d’autres puisent dans l’iconographie du passé pour coller le plus précisément au présent. C’est le cas, par exemple, de Thomas Garnier : réinterprétant l’art de la lithophanie grâce à l’IA et à l’impression 3D, l’artiste parisien imagine avec Augures des paysages bucoliques pollués par des éléments technologiques, créant une œuvre totalement anachronique – laquelle, il faut le dire, nous avait déjà séduite lors de la dernière édition de Scopitone. Quelques pas plus loin, le travail d’Inook (encore lui !) apparaît comme une pause bienvenue, une façon ludique de retracer l’histoire et de créer des ponts avec le monde contemporain. Habituellement si sérieuses sur leurs cimaises, les pièces les plus emblématiques du Louvre se mettent à chanter sur du IAM, du Britney Spears ou encore du Diam’s, dans une grande comédie musicale absurde qui donne le ton : oui, la technologie peut être légère et drôle. L’art aussi, d’ailleurs.

DonatienAubert
« Aujourd’hui, on vit cette double contrainte assez surprenante, d’une injonction au plaisir, et qui, en même temps, se fait au prix de notre surveillance, de notre suivi, de notre profilage. »
Panorama de fleurs abstraites générées par IA.
Face Of Universe © Tatsuru Arai et Boris Vaitovič

Renouer avec l’émerveillement

Cette recherche de l’émerveillement constitue d’ailleurs le fil rouge de la deuxième partie de l’exposition, baptisée « Un Monde nouveau ». Ici, l’avenir est brillant, la cohabitation entre homme et machine, harmonieuse. Une place de choix est ainsi donnée à la nature, que l’on a trop souvent tendance à imaginer détruite dans les oeuvres de science-fiction. Imaginée par le collectif NeoConsortium, l’installation ludique Biodivesité 2.0 fait fi de cette vision apocalyptique, et assure vouloir remplacer les espèces disparues, ne serait-ce que pour la préservation de la biodiversité. « Avec l’IA, des nouveaux modèles peuvent être créés afin de former un écosystème mutant. Avec des nouvelles espèces d’insectes pollinisateurs, par exemple, ou des champignons, voire des mini-robots », résume Gilles Alvarez, tandis que l’un des artistes à l’origine de l’oeuvre croise justement une fourmi avec un robot pour donner naissance à une espèce hybride.

Alors qu’à quelques mètres de là, Tatsuru Arai et Boris Vaitovič font défiler des fleurs artificielles générées par IA sur un drap monumental et que les créatures fantastiques de Markos Kay se répandent depuis un écran géant, Phygital Studio nous invite, littéralement, à parler aux plantes. Dans son installation audiovisuelle, Plant Being, le collectif néerlandais propose de porter notre attention sur l’activité cérébrale des plantes en les touchant, en interagissant avec elles. « Ici, c’est l’intelligence naturelle de la plante qui est mise en valeur », précise Gilles Alvarez. L’émerveillement, lui, persiste – particulièrement lorsque nos voix résonnent à tue-tête dans les pavillons d’instruments en cuivre pensés par Peter van Haaften, Michael Montanaro et Garnet Willis. Au cœur de l’exposition, la technologie s’impose comme une source de joie pure, et réveille inévitablement l’enfant qui est en nous grâce à des dispositifs aussi poétiques que ludiques.

Un homme en t-shirt blanc touche une plante connecté à un ordinateur et à un écran vidéo.
Plant Being © Phygital Studio

Penser les alternatives

José-Manuel Gonçalves et Gilles Alvarez, directeurs artistiques de la Biennale, insistent volontiers sur ce point : « Imaginer des alternatives, construire des liens entre arts et sciences, réenchanter le rapport entre vivant et technologie, sensibiliser sur les transformations de la société ou expérimenter des scénarios spéculatifs : indéniablement, les arts numériques investissent le territoire de l’utopie et offrent des espaces pour penser autrement ». Ainsi, sans jamais mettre de côté l’enchantement, Les illusions retrouvées ne se détourne que très rarement des prémices de la science, qui constituent ici la matière première d’une longue poésie.

En s’appuyant largement sur la physique quantique, l’exposition rappelle par exemple que, face à la grandeur du monde, l’être humain n’est qu’un élément infiniment petit. Avec Markos Kay et sa série d’expériences virtuelles Quantum Fluctuations, le spectateur plonge ainsi au coeur d’une nature si zoomée qu’elle en devient abstraite, dans une esthétisation du monde quantique qui insuffle de la beauté – y compris aux domaines les plus froids.

José-ManuelGonçalvesetGillesAlvarez
« Les arts numériques investissent le territoire de l’utopie et offrent des espaces pour penser autrement. »

Un parti pris qui est également celui de Caroline Delétoille, dont l’œuvre (Sensation quantique) jette les principes de la physique quantique sur la toile : ou comment mettre toutes ces particules extraites de motifs hypnotiques au service d’une pratique artistique inattendue. En intégrant un dispositif inspiré du miroir d’infini, Monolithe de l’Infini de Matthieu Polio orchestre également la rencontre de la sciences et des illusions d’optiques. Mieux : l’œuvre articule une fluctuation du vide et d’infinis spatiaux dans un ensemble psychédélique mésmérisant. Un peu comme si nous étions soudainement témoins de la naissance d’un « Monde Nouveau ».

Rire pour mieux réfléchir

La partie suivante, elle, fait le lien évident entre le projet de la Biennale et le concept de « L’île d’Utopie » de Thomas More. Poète humaniste du 16ème siècle, ce dernier invite à sortir des espaces clos du CENTQUATRE pour découvrir, à l’extérieur, un espace merveilleux généré par le chant des oiseaux grâce à Andy Thomas – soudain, la nature se révèle nouvelle et virtuelle. Dans l’ensemble, cette section accorde également une place importante à l’hallucination par l’IA, source de tromperie mais aussi, soyons honnête, de rire. Dans Duck, Rachel Maclean fait ainsi délirer la machine et se rencontrer tous les James Bond (et Marylin Monroe) dans un court-métrage complètement absurde, réalisé en grande partie à l’aide de deepfakes. Car, si l’incongru amuse, attention, il permet aussi de réfléchir, notamment aux mauvais usages de la technologie ; laquelle, via l’utilisation du deepfake, peut faire dire tout et n’importe quoi à n’importe qui. 

Quand les ordinateurs portaient des jupes © Christian Delécluse

Dans Quand les ordinateurs portaient des jupes, Christian Delécluse réunit des portraits de femmes oubliées et invisibilisées, du moins dans leurs travaux informatiques. Car, si l’on se souvient maladroitement d’Hedy Lamarr comme de la « plus belle femme du monde », rappelons tout de même qu’elle est la mère du Wi-Fi. Quant à l’œuvre, elle contient elle-même des limites, inhérentes aux biais de l’intelligence artificielle. « Pour ce projet, je me suis intéressé au discours médiatique critique qui tente de réhabiliter différentes personnes « oubliées » par l’histoire du développement de l’informatique, l’infrastructure logistique des cultures numériques, détaille Christian Délécluse. En se généralisant, ce discours devient à son tour une nouvelle orthodoxie, et crée de nouvelles icônes, au point de laisser dans l’oubli la grande majorité silencieuse des « oubliés », notamment les femmes, mais également les minorités ethniques latino et afro-américaines. »

Autre domaine, autre critique : celle des manipulations génétiques qui finissent directement dans notre assiette. Là aussi, Bruce Eesly utilise l’absurde et le ridicule pour tenter de nous faire prendre conscience de l’OGMisation de notre monde. Avec Le Fermier du Futur, le photographe allemand utilise les codes de la publicité et de la photographie documentaire des années 1960 afin de présenter des maraîchers générés par IA, légumes XXL dans les bras. Une façon de questionner les systèmes agroalimentaire, ainsi que notre confiance aveugle portée aux avancées technologiques et à une connaissance pseudo-scientifique. Si la photo a l’air réelle, l’est-elle pour autant ? 

Perturbé par un millier d’interrogations qui surgissent d’œuvre en œuvre, le public est intelligemment invité à souffler un peu. Deux œuvres en attestent : D A T A S K Y de Valentine Maurice, présentée dans la Galerie Ephémère et animée par la volonté de traduire des données météorologiques complexes en variations de couleurs et de lumières hypnotiques, mais aussi FLOCK OF du bit.studio, qui plonge les spectateurs dans une mer noire peuplée de poissons argentés. Une expérience empreinte de poésie et de quiétude, qui suggère que l’utopie se trouve peut-être dans ces moments suspendus où le temps semble s’arrêter.

  • Biennale Némo, jusqu’au 11.01.26, CENTQUATRE-Paris, Maïf Social Club, Philarmonie, etc., Paris
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