Réalisateur de films expérimentaux et un plasticien français, Jacques Perconte est à l’avant-garde de la création audiovisuelle et numérique depuis ses débuts au mitan des années 1990. Après avoir été montré au Jeu de Paume lors de la grande exposition manifeste Le monde selon l’IA, son travail se déploie aujourd’hui à la galerie Charlot, et termine d’assoir la réputation d’un des grands noms de l’art contemporain français. Rencontre.
À lire vos différentes interviews, on a la sensation que vous avez toujours eu un très fort rapport à l’image…
Jacques Perconte : Petit, je dessinais tout le temps, comme plein de gamins, sauf que ma mère y a fait très attention. Très tôt, je me suis retrouvé un peu pris entre le cinéma et les arts plastiques : je faisais des courts métrages avec mes amis dès le collège, donc ça remonte aux années 1980. Au lycée, j’ai suivi des cours du soir aux Beaux-Arts, en peinture et en dessin. Et jusqu’à la fac, je n’ai pas arrêté de faire des courts métrages. J’étais toujours un peu entre les deux : parfois je voulais faire de la BD, parfois du cinéma.
Après le bac, j’ai tenté les Beaux-Arts. Les épreuves pratiques se sont très bien passées, j’étais content de mon travail, mais à l’oral, on n’était pas d’accord sur ce que devait être une école d’art. Ça arrive à beaucoup de jeunes, je pense : on sort du bac et on se retrouve face à des profs qui attendent déjà un comportement d’artiste. Moi, j’avais quand même de l’expérience, j’avais déjà réalisé trois ou quatre films, mais je mettais ça de côté. À ce moment-là, je pensais que l’art était le chemin à suivre. Je suis donc allé en fac d’arts plastiques, à Bordeaux. En première année, j’ai fini par abandonner le dessin et la peinture pour me diriger vers l’infographie et la vidéo. C’était 1993, 1994.


Comment s’est passée cette découverte de l’informatique et de la vidéo ?
Jacques Perconte : J’ai découvert que j’avais des capacités en informatique, alors que ça ne m’avait jamais intéressé. Même les jeux vidéo : ma sœur avait une console, mais moi je n’y jouais pas. En vidéo, j’ai eu un très bon professeur, Philippe Fernandes, qui fait aujourd’hui du cinéma. Il m’a ouvert à énormément de choses. Jusqu’alors, j’avais une culture très classique, centrée sur le cinéma, car je continuais à faire des films en parallèle. Mes facilités avec l’informatique ont vite été repérées. On m’a proposé d’être tuteur en infographie, puis d’aller en stage au CNRS, dans un laboratoire d’archéologie. Je bricolais avec les ordinateurs de la fac, je découvrais Internet, j’avais accès à des machines avancées que l’on ne donnait pas aux autres étudiants. En licence, déjà, j’avais mon petit bureau à la fac avec mon ordinateur.

Vous commenciez déjà à détourner les outils universitaires ?
Jacques Perconte : Oui. J’ai aussi eu la confiance de mes enseignants. Pierre Garcia, par exemple, a accepté que je rende mes travaux sur disquette quand les autres rendaient des planches papier ou peinture. Je faisais déjà des choses avec les ordinateurs. Ça a été un vrai virage.
Dans les années 1990, Internet n’était pas encore très connu du grand public. Dans les facs d’art, c’était très discret : on devait être une dizaine en France à travailler avec. En 1997–1998, on a monté un collectif avec d’autres artistes qui travaillaient sur Internet. Très vite, je les ai tous rencontrés. Je connais Grégory Chatonsky depuis ce moment-là, par exemple.
« Dans les années 1990, Internet n’était pas encore très connu du grand public. Dans les facs d’art, c’était très discret : on devait être une dizaine en France à travailler avec. »


Comment s’articulaient alors cinéma et Internet dans votre pratique ?
Jacques Perconte : Ma pratique a commencé comme ça : à glisser vers Internet, mais en gardant le cinéma à côté. Je continuais à faire des films. À l’époque, je préparais même mon premier long-métrage, avec le soutien de Jan Kounen, qui sortait L’Homme qui rétrécit. C’était un peu schizophrénique : à la fois mes études universitaires, un parcours naissant sur Internet, mes projets avec la fac, et mes films. C’était non-stop.
À la fin des années 1990, je me suis rendu compte que tout ça s’entremêlait et que je n’arrivais pas à résoudre ce paradoxe. Mes collaborations sur Internet, notamment avec Yann Le Guennec, m’ont beaucoup marqué. Contrairement à d’autres, je ne voulais pas seulement explorer la technologie pour parler de la technologie. Je sentais que derrière mes projets, il y avait un vrai enjeu plastique, une recherche d’un médium.
À ce moment là, tout tournait autour d’une question centrale : où est le vrai lieu de mon travail ? J’ai mis la fiction et les pratiques Internet de côté, pour chercher un chemin entre l’informatique et la vidéo. Entre 2000 et 2002, j’ai beaucoup expérimenté. C’était une période d’hibernation : je faisais la fête, et je travaillais sur les ordinateurs du soir au matin. Avec un ami, Élie Ladoire, on a monté un collectif mêlant musique électronique et visuels. Lui faisait la musique avec deux copains, moi les images. En travaillant autant, je me suis rendu compte que ce que je cherchais à la surface de l’écran, je pouvais peut-être le trouver dans les structures mêmes de l’image.

Ce basculement coïncide aussi avec les évolutions techniques propres à l’époque…
Jacques Perconte : Oui, c’était l’époque de l’arrivée du câble numérique, des réseaux haut débit, du peer-to-peer, de Pirate Bay. On échangeait beaucoup de films en mauvaise qualité. Je constatais les dysfonctionnements d’image à la télévision, et en parallèle, les outils de compression devenaient accessibles pour distribuer des films en ligne.
Petit à petit, je me suis dit qu’on considérait mal ces outils. On essayait de les faire passer pour la suite logique de l’analogique. Les premiers appareils photo numériques, par exemple, étaient vendus comme équivalents, mais la qualité était très mauvaise. On essayait de raconter une histoire qui imitait l’argentique, alors que pour moi, il s’agissait de deux médiums différents. Je me suis rendu compte que je cherchais la nature propre de ces outils, pas à singer les comportements de l’analogique. Alors, j’ai commencé à expérimenter directement avec les flux vidéo, à travailler à l’intérieur des structures des images. Et là, j’ai compris qu’il y avait peut-être moyen de développer une technique qui produirait des images nouvelles, en assumant la qualité spécifique du numérique, pour en faire quelque chose de plastique.
Quand vous parlez de ces techniques, il s’agit déjà de compression d’images ?
Jacques Perconte : Oui, exactement !
Ce qui me permet de faire une transition avec votre actualité parisienne. L’exposition du Jeu de Paume vient de s’achever, mais on y trouve des échos dans Divine Dérive, actuellement présentée à la galerie Charlot. Dans ces deux expositions, on retrouve ce travail de compression. Qu’apporte-t-il d’un point de vue créatif ?
Jacques Perconte : Ce processus est en apparence très simple. Depuis le début des années 2000, donc depuis presque vingt-cinq ans, je travaille sur la manière dont fonctionnent les flux vidéo à l’intérieur des machines, de la caméra jusqu’à l’ordinateur. J’utilise des outils extrêmement standards, des outils industriels que l’on retrouve derrière la plupart des dispositifs de streaming ou dans les logiciels de montage. Ce sont des formats très courants. La différence, c’est que je les utilise d’une autre façon. C’est un peu comme la cuisine : c’est la même matière première, mais une manière particulière de la préparer. Mes images révèlent des textures qui ne sont pas ajoutées après coup, mais qui sont la rugosité même des flux vidéo.

En travaillant sur ces flux, je me suis rendu compte que certaines technologies détérioraient énormément les images, tout en déployant des astuces pour donner l’illusion qu’elles n’étaient pas détériorées. J’ai appris à jouer avec ces astuces, à reprendre la main. Il y a un chercheur, Peter Jacobs, qui a écrit un livre important, L’esthétique du signal. Il a beaucoup étudié mon travail pendant plus de dix ans. Il parlait de « libérer le signal » à propos de ma pratique. Ma technique évolue, mais j’utilise toujours les mêmes outils et approches depuis cette époque.
Ce qui change, ce sont les caméras, les ordinateurs, la puissance des machines, et mes propres compétences en informatique. Aujourd’hui, je peux automatiser beaucoup plus de choses, mais j’ai aussi appris à faire manuellement ce que je laissais auparavant aux logiciels. Par exemple, forcer la manière dont le logiciel va appréhender une partie de l’image. C’est un jeu de bricolage avec les machines : amener l’ordinateur à faire quelque chose qui n’est pas prévu par les logiciels.

Ces techniques ne sont donc pas déterminantes dans votre travail ?
Jacques Perconte : Non, elles me permettent de continuer à développer une pratique où les images se renouvellent. Tout vient des images et de la façon dont je les appréhende techniquement. C’est devenu rapidement le cœur de mon travail. J’ai l’impression que je n’arrive pas à en épuiser le potentiel.
Ça a donné lieu à des situations parfois cocasses. Par exemple, quand je demandais des soutiens au CNAP, je me retrouvais face à deux mondes opposés : celui des arts plastiques et celui du cinéma. Dans le cinéma, je suis devenu une figure originale. Leos Carax est venu me chercher pour Holy Motors, Godard a utilisé un extrait de mes films dans Le Livre d’images. J’ai acquis un certain statut d’avant-garde, d’inventeur. Dans les arts plastiques, au contraire, on m’a souvent reproché de me répéter, de refaire le même projet. Ce qui est vrai, d’une certaine manière. Mais je défends cette posture de recherche : pour moi, la technique est une conséquence de la pratique, et la plasticité de mes images ouvre une porte, elle ne la referme pas. L’objectif n’est pas seulement de faire des images compressées, mais de construire des choses à partir de cette base.
Ça a beaucoup changé avec les grandes expositions. Au Lieu Unique à Nantes, par exemple, il n’y a pas eu un jour, pendant les deux mois de l’exposition, sans que quelqu’un m’écrive pour partager son émotion. C’était une première pour moi : une exposition à très grande échelle, ouverte à un public qui ne connaissait pas mon travail. L’impact a été beaucoup plus grand que ce que j’imaginais. Je savais que je faisais quelque chose de beau, mais je ne pensais pas que cela toucherait autant les gens.

Vos images prennent différentes formes, et vous exposez notamment des tirages face à vos films… Comment voyez-vous cette diversité ?
Jacques Perconte : C’est une technique qui me permet d’écrire avec les images, que ce soit en tirages fixes ou en images en mouvement. J’ai traversé plusieurs périodes : des années plus techniques, puis des années plus narratives, notamment avec le cinéma. Mon film Etrick a fait un nombre incroyable de festivals spécialisés dans les documentaires. Depuis sept ou huit ans, j’enseigne à l’USAS, une école documentaire. Là encore, la question est toujours celle du rapport à la caméra et aux images. Finalement, mes préoccupations plastiques et cinématographiques ont fusionné. Dans les grandes expositions comme Nantes ou au Générateur, je me rends compte que mes installations restent également dans une continuité du cinéma.
Mon ancrage dans le 7e art a toujours été important. Que ce soit les tirages, les vidéos d’exposition, les films ou même les performances – bien que je n’en ai pas fait depuis un moment -, tout participe de la même recherche.
Tout fait partie de la même pratique des images, qui prennent des formes différentes selon les contextes ou mes envies, mais qui proviennent toujours du même mouvement. Je ne sais pas exactement où ça me mène, et c’est assez amusant de voir que mes images deviennent plus narratives qu’avant. Les contextes de vision varient : au Jeu de Paume ou en galerie, les conditions sont moins confortables que dans une grande exposition solo. Mais la profondeur de discours a pris beaucoup d’importance dans mon travail actuel.
Je voudrais insister sur le dialogue entre vidéo et tirage. Qu’est-ce que chacun de ces médiums apporte à votre pratique ?
Jacques Perconte : Déjà, ce qui est très important – et ce n’est pas toujours évident pour les gens -, c’est que les tirages ne sont pas des impressions de vidéos. C’est pour ça que le terme « dialogue » a son importance. Mais pour autant, c’est quand même un travail vidéo. Ces tirages ne sont pas le résultat d’une approche de l’image fixe. Je fabrique des pièces vidéo dans des résolutions très grandes, que je manipule avec le travail de compression, comme je le fais d’habitude. Ensuite, je fais des captures d’écran de ces vidéos pour les amener vers l’impression. J’ai toujours été très attiré par l’image imprimée, c’est présent dans mon travail depuis longtemps.
Le chemin a été de trouver la rencontre avec l’imprimante, avec les machines d’impression, avec les particularités des papiers et des encres. C’est la même logique que dans mes recherches avec les caméras, les vidéoprojecteurs ou les écrans : il s’agit toujours de trouver l’endroit où l’on est pleinement dans l’expression du dispositif. Je travaille toujours dans la résolution exacte des écrans. Quand on s’approche, comme au Jeu de Paume ou à la galerie, on voit vraiment l’infrastructure de l’image qui rencontre l’infrastructure de l’écran. On voit l’écran lui-même, le dispositif de diffusion.
« Les tirages, c’est un moment suspendu de recherche sur les dynamiques internes des images. J’y cherche des choses impossibles à montrer en vidéo. »
Cela me fait penser à Aour Europe (2022), une œuvre monumentale pour laquelle vous aviez utilisé un écran LED en très haute résolution de quatre mètres cinquante de haut…
Jacques Perconte : Quand les gens s’approchaient, ils voyaient littéralement les points de l’écran bouger. Ça fonctionnait parfaitement. Il y a deux types de relation : certains regardent de loin, puis d’autres s’approchent et finissent par entrer dans un voyage abstrait, fait de mouvements, de couleurs, de rythmes. À ce moment-là, l’image ne « raconte » plus rien, mais produit un effet physique, intérieur.
Les tirages, c’est un moment suspendu de recherche sur les dynamiques internes des images. J’y cherche des choses impossibles à montrer en vidéo. Souvent, les vidéos dont je tire les images sont très dynamiques, avec des mouvements violents, agressifs pour l’œil. Mais une image arrêtée contient toute cette énergie, toute cette lumière, toutes ces structures internes. Par exemple, dans l’exposition Divines dérives, il y a une petite pièce en bas, L’Antal Baldwinstein, une série de tirages de forêt. Ça a l’air calme, c’est juste un groupe d’arbres. Mais la vidéo correspondante bouge énormément, dans une dynamique de matière très violente.
Si on la regardait projetée, on ne tiendrait pas une minute. Alors que les tirages dégagent une forme de calme et d’équilibre, tout en contenant cette puissance interne. C’est une pause, un moment d’exploration. Les tirages, en très grande résolution, permettent de voir très clairement comment les images fonctionnent. C’est peut-être là qu’on perçoit le mieux ma pratique : en vidéo, on voit surtout le résultat final. Dans les tirages, on voit les strates de recherche.


Votre travail semble parfois évoquer l’impressionnisme. Y voyez-vous une filiation, une sorte de déclinaison contemporaine ?
Jacques Perconte : C’est une question compliquée. Au premier abord, c’est évident qu’il y a quelque chose qui rappelle énormément les impressionnistes, et même, au-delà, notre culture visuelle de la peinture. On se demande comment on perçoit les choses au travers de cette culture-là. Mais dans la réalité, le lien est difficile à faire, parce qu’il n’y a pas de « touche » dans mon travail. Je ne suis pas avec un pinceau en train de poser des touches de couleur, de décider de l’organisation des couleurs dans une image, d’exprimer directement mes sentiments ainsi.
Ma technique, c’est vraiment la dynamique et la couleur. Tout vient des images que je filme et de la manière dont je les engage avec la technique. Dans la pratique, on est donc très loin de l’impressionnisme.
C’est là que ça devient intriguant : pourquoi fait-on autant ce lien avec l’impressionnisme dans votre travail ?
Jacques Perconte : Récemment, j’ai eu une conversation passionnante avec l’historienne de l’art Marine Tizienne, qui avait organisé la grande exposition sur Degas à Orsay il y a quelques années. Elle m’a dit que ce lien-là était extrêmement fort quand elle m’entendait parler. Techniquement, il n’est pas là. Mais dans le résultat de mes images, il y a quelque chose qui rappelle la peinture. Et surtout dans mon attitude : par rapport au paysage, aux séries, à la technique. Elle me disait : « Quand je t’entends, j’ai l’impression d’entendre Monet ». Elle racontait par exemple que Monet voulait peindre une grande série sur la Bretagne, à Belle-Île. Mais il est resté tout le temps au même endroit, parce qu’il était tellement excité par ce qu’il voyait qu’il ne pouvait pas s’en détacher. La nature devenait pour lui une source infinie d’inspiration.
« Ma technique, c’est vraiment la dynamique et la couleur. Tout vient des images que je filme et de la manière dont je les engage avec la technique. »

le Sancy (Monts d’Auvergne), avril 2014, le 14 à 14h43min02s, vidéo sur iPad, encadré bois ornementé noir (34min27s, 400 x 300 mm) © Jacques Perconte
Dès lors, peut-on dire que l’approche de Monet résonne avec la vôtre ?
Jacques Perconte : Oui, énormément. Cela fait plus de dix ans que je n’ai plus besoin de chercher des paysages « extraordinaires ». Je sais que la nature, partout, offre une source infinie d’inspiration. Très souvent, je planifie des tournages, mais une fois arrivé sur place, je filme simplement par la fenêtre de mon Airbnb. Et puis je reste dans un rayon de deux cents ou trois cents mètres autour. Une montagne en face peut suffire : je vais y retourner tous les jours, puis l’année suivante encore. Cela désespère parfois mes collaborateurs, mais moi, j’ai l’impression de retrouver ce même rapport : la première fois, je découvre avec des yeux neufs ; la deuxième, je commence à connaître ; ensuite, une relation se construit, comme avec un ami. C’est un lien que j’aime cultiver.
Je me demande souvent si ce n’est pas notre culture, profondément ancrée dans la peinture, qui nous pousse à reconnaître un écho pictural dans mes images. Cette réflexion me vient beaucoup de la pensée de Philippe Descola. Il raconte par exemple qu’un Indien Ushuaïa, voyant un paysage, dit : « On est bien. » Et Descola, sur le moment, comprend : « C’est beau. » Il confond son sentiment de bien-être avec une expérience esthétique.
Alors je me demande : est-ce qu’on ne projette pas notre culture picturale sur mes images ? Moi-même, je vois de la peinture. Et sans doute ai-je creusé cette technique parce que j’aime profondément la peinture. Mais je ne sais pas comment ce travail serait reçu par des personnes n’ayant pas cette culture visuelle occidentale.
On voit bien que dans votre travail, nature et technologie semblent se conjuguer et se nourrir, alors qu’on a tendance à les opposer. Comment abordez-vous ce paradoxe ?
Jacques Perconte : Cette question est au cœur de mon travail. Elle est paradoxale parce qu’il y a d’un côté une opposition, mais de l’autre, peut-on vraiment dire que la technologie n’est pas une continuité de la nature ? C’est là, et c’est nous qui la fabriquons. Je n’ai pas de réponse définitive, mais j’explore ces tensions.
Depuis que j’habite à Rotterdam, j’ai quitté l’illusion bucolique d’un monde sans impact sur la nature. Ici, je vois passer tous les jours des cargos remplis de containers, je me balade en longeant les cheminées des raffineries, le port. Quand je vais au Mont-Blanc depuis les Pays-Bas, je traverse toutes les grandes zones industrielles d’Europe centrale, avec les mines de lignite et de charbon. C’est une violence extrême contre le paysage, et je ne sais pas toujours comment me situer face à ça.
Cette violence est notamment présente dans mes pièces sur le Mont-Blanc. Elles parlent de l’industrialisation du tourisme et de la surfréquentation de la haute montagne. Filmer le Mont-Blanc, c’est impossible sans capter des silhouettes de randonneurs ou d’alpinistes. Des glaciers qui étaient inaccessibles il y a un siècle sont aujourd’hui accessibles par téléphérique. Ce n’est plus une question de temps ou de capacité, seulement d’argent. La technologie rend invasives les activités humaines : elle permet d’accéder partout, d’écraser partout, de transformer la nature en attraction.
« La technologie rend invasives les activités humaines : elle permet d’accéder partout, d’écraser partout, de transformer la nature en attraction. »

Comment conciliez-vous cette critique avec votre propre pratique ?
Jacques Perconte : On m’a proposé une commande autour de l’IA, et j’ai accepté parce que ces technologies croisent mon champ de recherche : elles cherchent à « améliorer » les images, à défaire mon travail sur la compression. J’y ai vu une matière intéressante. Mais très vite, j’ai constaté une consommation électrique démesurée. J’ai donc décidé de produire une série sur le Mont-Blanc, point final. Une série, et c’est tout. Avec l’IA, contrairement à ce qu’on croit, on ne découvre pas un monde infini de possibles. J’ai vite eu le sentiment de retomber sur la même chose. Pour moi, ce champ ne s’ouvre pas, il se ferme.
Je n’ai pas besoin de me renouveler avec chaque nouvelle technologie. J’ai développé mes propres outils et je n’en ai pas encore épuisé les potentialités. Pour moi, passer d’une technologie à une autre tous les six mois est absurde : on n’a pas le temps de comprendre ce que l’on fait. Au contraire, je continue à creuser ce que j’ai commencé. L’IA, c’est une injonction, presque. Beaucoup sont surpris quand je dis que l’IA ne m’intéresse pas. Mais je me méfie de cette fascination pour des machines capables de faire ce que nous pourrions faire. Baudrillard en parlait déjà à la fin des années 1980 : ce vertige nous déresponsabilise.

le Sancy (Monts d’Auvergne), mars 2014, le 4 à 6h14min18s © Jacques Perconte
Vous êtes donc critique vis-à-vis de l’informatique comme outil créatif ?
Jacques Perconte : Je l’explique souvent à mes étudiants : l’ordinateur est l’outil le plus terrible pour créer, parce qu’il est truffé d’automatismes qui font à notre place. Cela standardise la création, nous fait produire les mêmes choses que d’autres, puisque nous utilisons les mêmes logiciels. La singularité naturelle – nos manières de « mal faire » – est nivelée par la machine.
Walter Benjamin l’exprimait déjà en 1935 dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Avec toutes les technologies actuelles, on devrait voir surgir des ruptures esthétiques radicales, comme l’histoire de la peinture en a connues. Mais je ne comprends pas pourquoi il y en a si peu, alors que les moyens n’ont jamais été aussi accessibles. Pour moi, la question n’est pas de multiplier les outils, mais de continuer à approfondir ce qu’on a commencé. Je n’arriverai jamais au bout de mes propres techniques, et c’est ça qui me passionne.
- Divines dérives, solo show, jusqu’au 31.10, Galerie Charlot, Paris.