Quelques jours après la fin de son exposition à la Galerie Data, l’artiste russe Sasha Katz nous explique son choix de placer la beauté au-dessus de tout. Surtout si celle-ci revêt un visage féminin.
« Dans l’espace numérique, la perfection aseptisée nous est offerte en permanence. J’ai envie de briser cela. La beauté qui m’attire comprend la fatigue, la maladresse, le silence. Quelque chose d’honnête et de brut. » Née à Moscou en 1984, Sasha Katz l’avoue : elle a « grandi dans les étranges contradictions du monde post-soviétique – éclectique, gris, instable. » Un environnement qui lui façonne sa propre idée du beau, là où beaucoup parlent de laid. Situé entre la photographie, la sculpture et le cinéma, son travail interroge : comment arrive-t-elle à insuffler tant d’humanité à ses portraits en 3D, célébrant la fragilité de la beauté et, surtout, son imperfection.
Sortir des magazines
Jusqu’au 16 mai dernier, il suffisait de se rendre à la Galerie Data, où l’exposition Sasha Katz x Guests de la plasticienne russe se déroulait, pour être saisi par son univers, confronté pour l’occasion aux travaux de Fernand Khnopff, Natalia Shlyakhovaya et Ganbrood, « des artistes que j’aime et que j’admire », précise Sasha Katz. Au mur, une succession de portraits féminins – dix-sept pour être précis -, aussi froids qu’intrigants, réalisés entre 2022 et 2024. Presque stéréotypés, ces visages disent beaucoup du parcours et de la vision de leur créatrice, qui nous explique être « fascinée par les personnages, par les archétypes et la solitude ».
Cette obsession, c’est en Angleterre (plus précisément à la British Higher School of Arts and Design) que Sasha Katz la développe, tout en se formant à l’illustration et aux technologies numériques. « J’ai obtenu un diplôme d’illustration et j’ai commencé ma carrière dans un grand magazine de mode de vie. Mais la voie commerciale m’a semblé limitative… J’ai donc progressivement commencé à construire une pratique personnelle – d’abord à travers le pixel art, puis en évoluant lentement vers la 3D et la sculpture numérique. »
« Je suis sans cesse attirée par les femmes, par la façon dont notre résilience et notre vulnérabilité s’entremêlent, et par la façon dont la vraie beauté brille à travers chaque petite imperfection. »
La beauté figée sur papier glacé ? Très peu pour elle. Aux mannequins des magazines se substituent des femmes complexes. Et complètement sorties du male gaze : « Je dis souvent que je n’illustre pas les femmes – je traduis un geste, un fragment, un sentiment. Et cela devient la scène, avoue-t-elle, Je suis sans cesse attirée par les femmes, par la façon dont notre résilience et notre vulnérabilité s’entremêlent, et par la façon dont la vraie beauté brille à travers chaque petite imperfection. Chaque figure renferme une histoire, une question, une tension. Elles sont toujours en mouvement, même lorsqu’elles sont immobiles. Certaines se battent, d’autres s’effacent, d’autres encore respirent. Je les considère comme des mythes contemporains – des portraits du devenir. »
Humaniser le numérique
Cette vision complexe d’un genre souvent objectivé, contorsionné pour entrer dans les cases étroites des diktats, Sasha Katz en fait le maître-mot d’une œuvre tout en élégance et en références. D’autant que ce constat, s’il est présent dans les représentations féminines médiatiques depuis des décennies, prend une consistance chaque jour plus forte via les technologies numériques. Il n’y a qu’à faire le test sur Midjourney ou ChatGPT : demandez à une IA de vous générer un profil féminin, il y a fort à parier que cette dernière sera blanche, mince et la plus sexy possible. Et, si vous désirez lui octroyer un métier, elle exercera sûrement celui de secrétaire, jamais de CEO. D’infirmière, jamais de médecin.
« Le travail numérique ne supprime pas la sensibilité, il l’aiguise. »
Dès lors, une question se pose : comment insuffler du féminisme, mais aussi de la poésie, dans une ère où les stéréotypes de genre sont de plus en plus marqués ? Pour Sasha Katz, « le travail numérique ne supprime pas la sensibilité, il l’aiguise. » Un point de vue qui résonne sur les murs de la Galerie Data. « L’exposition explore le destin et le libre arbitre à travers des figures féminines qui existent dans des états émotionnels ambigus. Certaines sont immobiles, d’autres se séparent, d’autres encore accomplissent de minuscules rituels. Ce sont des femmes qui ne sont pas faites pour être comprises pleinement – elles sont faites pour être ressenties. »
La beauté libérée
Imaginé en collaboration avec la commissaire Elisabeth Karolyi, le récit qui nous guide au cœur de l’univers de l’artiste numérique est aussi sensible que les différentes œuvres présentées, presque mystiques, connectant trois entités les unes avec les autres, les liant comme par magie. Car, si l’ordinateur et les algorithmes semblent froids, entre les mains de Sasha Katz, ils deviennent les éléments principaux d’une poésie 2.0, d’un lyrisme contemporain qui trouve sa source dans la maîtrise des codes photographiques de l’artiste.
« Je pense que la beauté est humaine – mais ce qui est puissant, c’est que nous pouvons la trouver grâce à des outils non humains. »
« Le flou, la douceur, la composition sont autant de moyens de protéger l’espace intérieur de l’image, indique celle qui se plaît à réinterpréter le sfumato de De Vinci dans des images numériques, Le mysticisme vient du fait que l’on retient quelque chose. J’aime laisser les choses en suspens – je veux que le spectateur ait l’impression d’entrer dans le rêve de quelqu’un d’autre. Pour apercevoir le lit du lac, il faut y plonger, et à ce moment-là, la vision ondule et se modifie. »
Pour parvenir à un tel résultat, Sasha Katz ne s’en cache pas, elle entend multiplier les allers-retours entre les médiums et les techniques, comme autant de façons de réconcilier l’Homme et la machine. « Je pense que la beauté est humaine – mais ce qui est puissant, c’est que nous pouvons la trouver grâce à des outils non humains. La technologie n’est jamais la source, c’est un miroir, se plaît-elle à dire, pleine de grâce. L’émotion est toujours la mienne. Les choix sont toujours les miens. Lorsqu’il fonctionne, l’art numérique n’aplatit pas l’âme, il la révèle sous une autre forme. Je m’intéresse à la manière dont les outils artificiels peuvent m’aider à exprimer quelque chose de très réel, voire d’intime. » Insensible, l’art numérique ? Avec Sasha Katz pour l’incarner, certainement pas.
- Sasha Katz x Guests, jusqu’au 16.05, Galerie Data, Paris.