Le spectacle vivant s’hybride en intégrant dans ses créations VR, XR ou jeu vidéo. Toujours en phase d’expérimentation, cette scène n’en est toutefois plus à ses balbutiements. Les propositions actuelles ont gagné en maturité, en richesse et en diversité, mais posent malgré tout quelques défis. Marie Point, directrice de Dark Euphoria et Mathieu Gayet, programmateur d’Immersity, dresse un état des lieux.
Alors que le spectacle vivant traditionnel se numérise de plus en plus à coup de plateau dont l’action est augmentée de toiles ou d’écrans multipliant les points de vue, de nouvelles écritures dramatiques, mâtinées de technologies immersives, participatives ou augmentées, se multiplient d’année en année. En témoignent les rencontres SVSN – spectacle vivant, scènes numériques -, organisées chaque année pendant le Festival d’Avignon, ainsi que les journées professionnelles dédiées à la XR, Immersity.
Un courant protéiforme et hybride
La scène est diverse, certes, mais peine à se définir. « On galère toujours à qualifier en deux mots les projets, confie Marie Point, directrice de Dark Euphoria, agence de production artistique qui coorganise l’évènement SVSN. Performance immersive, théâtrale, théâtre immersif VR, spectacle de cirque en multi-réalité… Même si ça reste du théâtre ou de la danse, ce n’est pas évident de définir ces nouvelles formes sans décrire des techniques. Elles sont si variées qu’on ne peut les définir par un mot commun à tous ».
À en croire, Mathieu Gayet, programmateur pour Immersity, le mot « hybride » est encore trop souvent utilisé pour parler du spectacle vivant augmenté et des créations XR/VR. « Hybridation des pratiques, des métiers, du financement, commente-il. Et d’ajouter que l’immersif « n’est pas aujourd’hui un courant artistique à proprement parler mais une myriade de technologies – moteurs de temps réel de jeu vidéo, VR/XR, mapping » mis à disposition des artistes pour créer de nouvelles formes.
Pour l’heure donc, comme l’évoquait plus tôt Marie Point, pas de standardisation. Chaque spectacle a des besoins très spécifiques. « Noire – La vie méconnue de Claudette Colvin (une installation de réalité augmentée qui vient de remporter le premier prix à Cannes Immersive, ndlr) n’est pas No Reality Now, un spectacle VR, qui demande à recharger les casques, les positionner précisément, parce que l’expérience induit un certain angle de visionnage », reprend Mathieu Gayet. Pourquoi définir à toute force ces créations hybrides, est-on tenté de demander ? « Ça reste important, analyse Marie Point, ne serait-ce que pour approcher les structures susceptibles d’accueillir ces productions ».
De la XR et du vivant partout
Si Dark Euphoria, qui a produit Noire et No Reality Now, privilégie les lieux du spectacle vivant, « c’est-à-dire les scènes conventionnées qui maillent le territoire et qui réunissent déjà les conditions matérielles et humaines nécessaires à ces productions », le spectacle vivant augmenté présente la particularité d’être accueilli par d’autres lieux culturels – musées, grands festivals de cinéma, salles de cinéma, etc. Une particularité qui si, elle ramène la VR et la XR dans le champ de l’expérience collective, présente quelques défis.
L’exemple de Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, est à cet égard éloquent. Cette installation en réalité augmentée « est passée par une quinzaine de festivals, puis a commencé une tournée dans les théâtres », explique Mathieu Gayet. Au Centre Pompidou, une dizaine de spectateurs ont pu ainsi découvrir l’expérience, harnachés de casques de réalité mixte, dans une scénographie physique. « Ce décor, il faut pouvoir le transporter dans ces autres lieux de diffusion de la création XR/VR que sont aussi les festivals, Tribeca, Taïwan, le Centre PHI à Montréal ou le GIFF à Genève ».
« Même si ça reste du théâtre ou de la danse, ce n’est pas évident de définir ces nouvelles formes sans décrire des techniques. »
Pour les théâtres, poursuit Marie Point, se pose la question des jauges et, donc, de la billetterie. « Avec nos spectacles, Noire et No Reality Now, nous pouvons accueillir jusqu’à 100 personnes, ce qui est déjà énorme, mais ça ne représente qu’un tiers de la capacité des salles. Une impasse en matière de billetterie ».
L’une des réponses peut être d’investir d’autres espaces de théâtre avec des jauges moindres ou plus régulières. C’est ce que propose la metteuse en scène Emilie Anna Maillet, dont le spectacle Crari or not occupe le hall du théâtre la journée et la scène le soir. La metteuse en scène Eva Carmen Jarriau explore elle aussi ces possibilités, en projetant notamment d’« ouvrir un accès aux coulisses » via les smartphones. « Il y a vraiment cette idée de considérer le théâtre dans sa totalité ».
Une création collective
Autre enjeu pour les théâtres : l’acculturation des équipes techniques, mais aussi des créateurs. « Aujourd’hui, un régisseur de théâtre peut être amené à travailler avec un moteur de temps réel pour régler un écart d’espace », étaye Mathieu Gayet, tout en reconnaissant qu’un créateur se doit lui aussi d’être accompagné. Marie Point abonde : « Travailler en VR induit une autre compréhension de l’espace et du temps ».
En tout cas, confirment les deux experts, les compétences que demandent ces nouvelles narrations ne se logent pas chez une seule et même personne. Aux metteurs en scène sont associés les creative technologists qui sont garants de la dimension technique. Quant aux temps de répétition et de production, ils s’hybrident aussi : « Il y aura toujours besoin de ce temps au plateau pour éprouver une création avec les comédiens ou les danseurs, précise Marie Point. Mais le travail sur la partie numérique se déroule essentiellement en studio ou chez le développeur même ».
« Travailler en VR induit une autre compréhension de l’espace et du temps. »
À temps de production longs, budget conséquent. Le financement repose sur des subventions publiques ou la formation de coproductions, tandis que les lieux s’engagent à accueillir des résidences, à financer ou préacheter les spectacles. « Du reste, de plus en plus de projets candidatent au fonds Créations immersives du CNC, commente Marie Point. On estime que presque un tiers des candidatures ont une composante de spectacle vivant ».
Avatars et danse IA
On l’a compris. Appliquée au spectacle vivant, la création XR/VR a beaucoup évolué ces dernières années. Beaucoup d’expérimentations inédites ont vu le jour. « Dans une création d’Emilie Anna Maillet, le spectateur prend la place d’un acteur en VR, rappelle Marie Point. Avec The Roaming, présenté à Venise, Mathieu Pradat propose une expérience théâtrale multi-utilisateurs. C’est assez fou ».
Persuadées que le futur sera encore plus créatif, les rencontres SVSN ont invité cette année la danseuse chorégraphe Irina Bashuk. Elle ne travaille pas au sein d’une compagnie, mais diffuse ses performances sur Instagram, performances chorégraphiques réalisées avec l’aide de l’IA. « Irina enregistre des mouvements en motion capture, qui sont ensuite retravaillés, qui transforment le corps, l’avatarisent pour le faire évoluer dans des décors virtuels », détaille l’auteur et curateur d’expériences immersives, Michel Reilhac, lors de la table-ronde consacrée par SVSN à l’avenir du théâtre.
Sur sa lancée, celui qui est également programmateur de Venice Immersive raconte comment sur VRChat et Resonite, des happenings et performances ont lieu, et créent des nouveaux langages artistiques : « Tosca Terran, une artiste connue dans l’univers des worldbuilders sous le nom de Nanotopia, travaille depuis des années avec des champignons et donne à entendre les signaux électroniques émis par le mycelium sous une forme musicale. Elle mixe en direct dans Resonite cette musique générée par le mycélium ». Cette performance sera à découvrir à la prochaine édition immersive de la Mostra de Venise. Théâtre, salles de ciné, dans les rues, les coulisses et à présent sur VR Chat… les voies du spectacle vivant sont plus que jamais pénétrables, et manifestement de plus en plus vastes.