Tabita Rezaire, rencontre avec l’artiste qui interroge les (des)astres

Tabita Rezaire, rencontre avec l'artiste qui interroge les (des)astres
Tabita Rezaire

Grande habituée de la Fondation Louis Vuitton, Tabita Rezaire y présente actuellement le film Des/astres, dernier volet d’une trilogie explorant les liens entre humanité et cosmos. À cette occasion, elle raconte la manière dont ses œuvres vidéo lui permettent d’habiter la Terre autrement.

Après avoir questionné nos relations avec les morts, puis interrogé l’existence de la vie extraterrestre depuis un site mégalithique sud-africain, Tabita Rezaire prolonge sa réflexion autour d’un désir humain ancestral ; celui qui incite tant d’entre nous à vouloir communiquer avec les cieux. Aujourd’hui basée en Guyane, l’artiste s’est aventurée dans la forêt amazonienne pour y tourner un film déployé en quatre chapitres, tous correspondants à un élément précis (la forêt, l’eau, la pierre et le ciel), tous peuplés de chamanes et d’astronautes, de croyances populaires et d’expériences scientifiques. C’est là la singularité de cette œuvre vidéo, et par extension, celle du processus créatif de Tabita Rezaire.

« Dans mon travail, il y a toujours cette volonté de comprendre les mécanismes et les réseaux de technologies qui nous habitent, qui nous façonnent, qui nous emprisonnent parfois ou peut-être nourrissent nos libérations », confie-telle, consciente d’avoir mis au point une trilogie où « chaque film essaie de partir en quête ou de chercher des réponses, de poser des questions et de partir à la rencontre de personnes, pour approfondir en fait les grands mystères de l’existence ». À la Fondation Louis Vuitton, Tabita Rezaire s’empare ainsi de l’espace comme elle s’empare des grandes interrogations de notre monde : avec beauté et touchante fragilité. 

TabitaRezaire
« Dans mon travail, il y a cette volonté de comprendre les mécanismes et les réseaux de technologies qui nous habitent, qui nous façonnent, qui nous emprisonnent parfois ou peut-être nourrissent nos libérations »

Intégrer l’histoire coloniale

Présentée jusqu’au 31 août, l’exposition-installation Des/astres est une ode poétique au territoire tropical, qui ne s’empêche pas de faire dialoguer sciences occultes et sciences dures, notamment via l’exploration visuelle de l’histoire d’un territoire pas comme les autres. « Ce qui a initié ce projet, c’est d’abord le désir de faire un film sur la Guyane, sur le centre spatial guyanais, et son lien avec le territoire, avec les communautés, raconte l’artiste. Tout ça pour un peu mieux comprendre les interactions politiques, écologiques, spirituelles ou culturelles de cet espace. » 

TabitaRezaire
« Dans toutes les relations de pouvoir historiques, il y a aussi un volet colonial. »

Opérationnel depuis 1968, le Centre spatial guyanais de Kourou est une base de lancement française autour de laquelle s’est organisée tout un environnement. Celle que l’on appelle la « ville des astres » a été choisie par l’État pour accueillir une nouvelle base suite aux accords d’Evian en 1962, en raison notamment de sa faible densité de population. Une nouvelle ville voit alors le jour dans les années 1960. « Kourou la blanche », comme disent les Guyannais. Construite de toutes pièces pour loger les quelques milliers d’employé·es du CSG, la cité dissimule les logements des travailleurs Brésiliens et Colombiens derrière les villas des cadres en aérospatial. « Je voulais comprendre cet espace, détaille Tabita Rezaire, qu’est-ce qu’il voulait dire ? Qu’est-ce qu’il déclenche dans les cœurs, dans les êtres, dans la population ? Qu’est-ce que cet énorme projet industriel, spatial, qui transforme la Guyane en un lieu stratégique de l’industrie et de la politique du spatial, veut dire pour le territoire ? » 

Dans un espace d'exposition, une hutte abrite des hamacs et un écran vidéo sous le toit en paille.
©Tabita Rezaire

Tous ces questionnements, c’est une certitude, ne peuvent être détachés de l’histoire coloniale. « Dans toutes les relations de pouvoir historiques, il y a aussi un volet colonial. Avant que le centre spatial soit en Guyane, il était en Algérie, mais à l’indépendance de l’Algérie, les Français l’ont déplacé. Donc il était intéressant de s’interroger sur tout cet historique-là, et de voir comment ce centre spatial reproduit une certaine dynamique de saisie de territoires, de terres, et ici, en l’occurrence, de forêts amazoniennes qui ont été rasées pour construire ces bases de lancement, poursuit l’artiste. Des villages autochtones ont également été déplacés. Il y a toute une histoire de violence derrière l’implantation de ce siège spatial… » Une idée germe alors dans la tête de Tabita Rezaire : explorer ces questions tout en mettant au premier plan les « astronomies amazoniennes qui coexistent avec cette astronomie occidentale venue s’implanter et qui règne en maîtresse sur l’histoire du ciel en Guyane. »

Photographie d'un écran sphérique reproduisant le cosmos sous le toit d'une hutte.
©Tabita Rezaire

Créer du lien

Ce pont, entre politique, science et ésotérisme, semble tout à fait logique pour Tabita Rezaire. Quoi qu’il s’agisse ici d’un terme que l’artiste refuse. « Je n’aime pas parler de logique. Intégrer ce sujet à la trilogie, c’était plutôt quelque chose d’intuitif me concernant. C’est de cette manière que je travaille. Si l’on doit trouver de la logique, disons que cette œuvre est une continuation d’outils, de réseaux, de communication. Peut-être qu’avant, j’explorais les communications entre les êtres avec les réseaux digitaux de communication. Or, aujourd’hui, cette approche s’est étendue à un aspect plus macro qui examinerait les relations entre la Terre et l’univers, les relations entre les habitants de notre planète et leurs ancêtres, les esprits, les planètes… C’est ça l’aspiration : la connexion. » Alors pour connecter le public de la Fondation Louis Vuitton à son projet, Tabita Rezaire imagine une structure immersive qu’elle nomme « carbet planétarium » en s’inspirant de l’architecture vernaculaire amazonienne.

TabitaRezaire
« Ma pratique est ancrée dans ma réalité, dans ma sensibilité, dans ma relation spirituelle qui me guide et me gouverne. »

Invité à s’allonger dans des hamacs tissés artisanalement selon les traditions kali’na et lokono, le spectateur contemple le film de la vidéaste comme on regarderait les étoiles. Comme on méditerait. Pour Tabita Rezaire, « il y a un lien évident entre art et spiritualité. » Elle poursuit : « La spiritualité est en lien avec tout, avec notre façon de manger, la forme de nos amitiés, la manière dont on crée des liens de famille, dont on travaille, dont on cultive la terre, dont on fait l’amour ou dont on éduque nos enfants… Ma pratique est ancrée dans ma réalité, dans ma sensibilité, dans ma relation spirituelle qui me guide et me gouverne. Parfois, je me dis que je suis dans une relation d’obéissance avec mes ancêtres et les esprits. » 

Des hamacs sous une hutte
©Tabita Rezaire
Un écran sphérique est positionné sous le toit d'une hutte, au-dessus de hamacs.
©Tabita Rezaire

Si l’on a tendance à envisager les artistes du numérique comme étant ancrés dans quelque chose de plus concret, plus dur, Tabita Rezaire fait mentir les préjugés. « L’espace numérique n’est pas en opposition avec la nature, rappelle-t-elle. Je pense vraiment que les technologies qu’on crée reflètent qui les crée. » Pour elle, cependant, le monde digital reste le reflet d’une société gangrénée par son avidité. « Aujourd’hui, on est dans un monde gouverné par la violence, la domination, tout le monde est traumatisé par tel ou tel désastre historique. Du coup, on répand nos maux. Ils s’infiltrent dans nos sociétés, dans nos liens aux autres, dans nos liens à la famille, dans nos liens à ce que l’on crée, si bien qu’ils irriguent en fait tout ce qui sort de nous, d’une façon ou d’une autre. Les technologies numériques ne sont pas neutres du tout. Mais on peut décider de les utiliser à notre guise ; à des fins d’exploitation et de domination, ou à des fins nourricières. C’est à nous de prendre nos responsabilités, de savoir de quel côté de l’histoire on veut être. »

Un écran sphérique sous le toit d'une hutte montre les images d'un homme blanc au milieu d'un village de Guyane.
©Tabita Rezaire

Habiter la Terre

Sortir du digital pour mieux y revenir, et si c’était ça la solution ? Pour créer du lien, Tabita Rezaire dit en tout cas préférer le physique au numérique. En fondant Amakaba, un centre pour les sagesses du corps, de la terre et du ciel, l’artiste imagine un lieu de guérison collectif qui s’appuierait sur l’agriculture, le savoir ancestral et la spiritualité. « Je ne dirai pas que c’est une façon de délaisser l’espace numérique, rassure-t-elle, mais ça a été pour moi, dans mon parcours, dans mon chemin, une volonté d’habiter la forêt. Pas de vivre. D’habiter. D’ancrer mon être, de tisser du lien. Toute ma pratique se tourne vers ces questions de revenir à la terre, de retourner à un rapport direct avec sa lignée ancestrale, de valoriser le patrimoine. Avec Amakaba, il ne s’agit plus d’en parler, mais il s’agit de le vivre. Maintenant que je suis agricultrice, mon rapport au quotidien a changé. D’être tous les jours en forêt à m’occuper des cacahuillers, à m’intéresser à la transformation, et toutes les étapes que cela implique, ça a éveillé un autre rapport à la vie et aussi à la mort. Alors oui, peut-être que j’ai moins envie de passer mon temps derrière un ordi. »

Animée par les mots qu’elle prononce, Tabita Rezaire reprends son souffle. Puis conclut, optimiste : « Je ne pense pas que les technologies soient insauvables, ou même qu’elles nécessitent d’être sauvées. On voit à grande échelle les désastres qu’elles peuvent causer. Mais à plus petite échelle, on assiste aussi à la naissance de très belles choses. »

À lire aussi
Vidya-Kelie, "Le soleil n'a pas la même signification au sein du monde numérique"
@Alliison Borgo
Vidya-Kelie, « Le soleil n’a pas la même signification au sein du monde numérique »
En s’appuyant sur le soleil comme socle commun entre les êtres humains, l’artiste transmédia Vidya-Kelie questionne notre rapport au…
02 avril 2024   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Dans sa dernière série, Josèfa Ntjam envoie valser les forces coloniales
“Dans l’étang”, dans le cadre de la série « Power 100 », 2024 ©Josèfa Ntjam
Dans sa dernière série, Josèfa Ntjam envoie valser les forces coloniales
Grande habituée de nos colonnes, l’artiste Josèfa Ntjam s’illustre également dans d’autres médias, à commencer par Art Review dont elle a…
08 janvier 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Le libre arbitre est-il encore envisageable à l'ère de l'IA ?
Œuvre de Mircea Cantor ©Adagp, Paris, 2025
Le libre arbitre est-il encore envisageable à l’ère de l’IA ?
À l’occasion de l’exposition “Ce que l’horizon promet”, présentée jusqu’au 28 septembre 2025 à la Fondation groupe EDF, nous avons…
13 juin 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard

Explorez
Comment acheter et collectionner l’art numérique en 2025 ?
Comment acheter et collectionner l’art numérique en 2025 ?
En 2025, collectionner de l'art numérique ne relève plus d'un acte marginal ou d’une mode passagère. Grâce à des expert·es comme Fanny...
08 juillet 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Theo Triantafyllidis : "La technologie est un acteur au sein d'un écosystème"
Portrait de Theo Triantafyllidis ©The Knack Studio
Theo Triantafyllidis : « La technologie est un acteur au sein d’un écosystème »
Depuis sa présence lors de la première édition du Palais Augmenté, en 2021, on connaissait l'artiste grec pour sa capacité à étudier les...
02 juillet 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
En studio avec Vivien Roubaud : «  Je me protégerai toujours derrière la poésie »
En studio avec Vivien Roubaud : «  Je me protégerai toujours derrière la poésie »
Des stalactites en culture, des nuages géants de barbe à papa ou des imprimantes rampantes, les œuvres de Vivien Roubaud intriguent...
01 juillet 2025   •  
Écrit par Adrien Cornelissen
Caravage, Marrakech et Gaspar Noé : les 5 inspirations de Valentine Dardel
Portrait de Valentine Dardel ©Lola Bertea
Caravage, Marrakech et Gaspar Noé : les 5 inspirations de Valentine Dardel
Formée au design textile à Londres, Valentine Dardel est une artiste du corps, de la lumière et de la...
27 juin 2025   •  
Écrit par Maxime Delcourt
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Soyez prêts : la Biennale Némo revient la tête pleine d'illusions !
“Flock Of” ©Bit.studio
Soyez prêts : la Biennale Némo revient la tête pleine d’illusions !
Aux confins du tangible et de l’évanescent, la Biennale Némo revient cet automne avec une promesse : faire vaciller les certitudes, non...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Zoé Terouinard
À la Fondation Vasarely, Lucien Bitaux part à la recherche d’un temps ancestral
Vue de l'exposition "Désastre des astres" de Lucien Bitaux ©Fondation Vasarely
À la Fondation Vasarely, Lucien Bitaux part à la recherche d’un temps ancestral
Jusqu’au 12 octobre 2025, l’exposition « Désastre des astres » fait dialoguer chaos et géométrie, sous la houlette de Lucien Bitaux...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Zoé Terouinard
"Le Rayon extraordinaire", la belle exposition de Flavien Théry et Fred Murie
“Le rayon extraordinaire” ©Flavien Théry et Fred Murie
« Le Rayon extraordinaire », la belle exposition de Flavien Théry et Fred Murie
Jusqu'au 19 juillet, l’Espace Multimédia Gantner accueille onze créations hybrides du duo français, toutes animées par l'envie de...
09 juillet 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Le jour où le Centre Pompidou a consacré le Net.art
« Scrollbar composition », 2000 ©Jan Robert Leegte,
Le jour où le Centre Pompidou a consacré le Net.art
Ils n’étaient pas nombreux, ces artistes à faire de l’écran leur territoire. Longtemps relégués en marge des institutions, les pionniers...
09 juillet 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard