Dans la lignée des travaux de Kate Crawford et Vladan Joler, qui cartographient cinq siècles d’histoire ayant conduit à l’émergence de l’intelligence artificielle, l’heure est venue de se poser la seule question qui vaille : la création d’images à l’ère de l’IA ne résulte-t-elle pas d’un temps artificiel, qui brouille les repères entre les époques ?
L’image générée par intelligence artificielle semble n’appartenir à aucun temps. Ou plutôt, elle les absorbe tous. En mêlant des références visuelles très diverses, allant de la peinture baroque à des visions futuristes du transhumanisme, en passant par des motifs oniriques du symbolisme, ou encore par l’esthétique du glitch et du jeu vidéo, ces images créent des compositions où le passé, le présent et le futur cohabitent librement. Il n’y a plus de progression chronologique, ni de lien direct avec une tradition ou une histoire particulière. Au contraire, elles évoluent dans ce que nous pourrions appeler une temporalité synthétique : un temps artificiel où les époques se superposent et s’entremêlent sans respecter de logique ni de hiérarchie.

Anachronismes génératifs
Contrairement à une photographie, qui documente un instant précis, ou à une peinture, qui engage a priori un geste inscrit dans une époque et une matière, les images issues des générateurs IA fonctionnent différemment. Elles procèdent par modulation probabiliste de styles et de motifs, combinant des formes empruntées à diverses sources, sans avoir de support matériel ou de contexte historique direct. Ce que nous voyons n’est pas une trace d’un passé réel, mais plutôt une fiction : une reconstitution virtuelle qui assemble des fragments d’époques diverses, recréant des textures et des formes historiques à partir de modèles appris, pour composer des images hybrides. En résulte des images anachroniques, où une Madone du XVe siècle peut arborer une armure de science-fiction, dans une lumière néo-romantique et un cadrage de photographie de mode.
L’installation Memories of Passersby I de Mario Klingemann illustre parfaitement ce phénomène. En générant en continu des portraits qui mêlent librement styles classiques et effets numériques contemporains, cette série brouille les repères temporels habituels. Ces images n’appartiennent ni au passé ni au présent, mais évoluent dans un espace visuel où différentes époques coexistent et se recombinent sans hiérarchie, définissant l’inscription temporelle des images.

Neutralisation temporelle des images
Cette rupture avec la chronologie traditionnelle des images résonne avec ce que Walter Benjamin appelait, dans son ouvrage Das Passagen-Werk (en français : Paris, capitale du 19e siècle – Livre des Passages), l’image dialectique. Ce terme désigne un moment où passé et présent se rencontrent dans une image brève et intense, qui révèle quelque chose d’essentiel sur l’histoire, un éclair de conscience. Mais là où Benjamin cherchait à faire ressortir une tension entre les époques, les images produites par l’IA ont tendance à effacer cette tension : elles offrent des surfaces très lisibles et séduisantes qui ne cherchent plus à faire surgir une réflexion historique, mais plutôt à capter l’attention par leur immédiateté visuelle. Le « choc temporel » ne provoque plus de révélation, il devient un style, un effet.
La technologie contribue elle aussi à cette perte des repères temporels. En s’appuyant sur d’immenses bases d’images souvent mal contextualisées, les IA apprennent des formes, non des significations. Elles retiennent des régularités visuelles, des textures, des compositions, sans en percevoir les enjeux historiques, culturels ou symboliques. Le style devient une donnée flottante, interchangeable, déliée de toute époque ou intention. On ne crée plus dans un style Renaissance, on génère du « Renaissance-like », vidé de son substrat symbolique ou idéologique. L’histoire de l’art se transforme en réservoir de motifs, en vocabulaire plastique à disposition, au même titre qu’une palette de couleurs, détachée de son contexte d’origine.
Vitesse et illusion visuelle
Pour l’architecte et philosophe français Paul Virilio, la vitesse croissante des images entraîne une saturation de notre regard, phénomène qu’il analyse à travers le concept de dromologie, la science de la vitesse et de ses effets sur la perception et la société. Selon lui, cette accélération efface les distances, mais altère aussi notre capacité à saisir pleinement le réel. Appliquée aux médias visuels, la dromologie explique comment la circulation rapide des images provoque une surcharge sensorielle, réduisant le « temps vécu » nécessaire pour une véritable expérience et compréhension.
Avec l’image générée par intelligence artificielle, cette tendance va encore plus loin. Ces images ne cherchent plus à montrer ou à documenter quelque chose qui existe ou qui a existé, mais plutôt à créer des visions fictives, des fictions visuelles qui ne correspondent à aucun réel concret. Ce n’est plus une question d’observer ce qui est là, mais plutôt de produire sans cesse des images qui donnent l’impression d’avoir déjà été vues, un recyclage perpétuel de formes et de styles familiers.

Images flottantes, mémoire fragmentée
Cette mutation appelle une réévaluation du rapport entre image et mémoire. En effet, une œuvre d’art engage nécessairement une relation au temps, que ce soit à travers son sujet, sa technique, sa matérialité ou encore son contexte historique. Mais que devient cette relation au temps lorsque l’image n’est plus liée à un moment réel, quand elle est générée par une intelligence artificielle qui assemble librement des fragments de différentes époques sans ancrage concret ? Les artistes qui explorent ces nouveaux outils numériques sont bien conscients de cet enjeux.
Certains choisissent de jouer délibérément de cette ambivalence temporelle, utilisant la superposition des styles et des époques pour créer des œuvres qui questionnent notre perception du temps et de l’histoire. D’autres cherchent au contraire à réintroduire une mémoire critique dans la machine : en hackant les bases de données, en perturbant les algorithmes ou en modifiant les processus de génération, ils refusent que l’image IA se limite à un simple effet de style, et revendiquent une dimension historique et réflexive dans leurs créations. C’est le cas du duo formé par Tega Brain et Sam Lavigne qui détourne les logiques de visibilité algorithmique avec Synthetic Messenger, un projet où des bots simulent des internautes pour booster la visibilité d’articles sur le climat. L’œuvre perturbe les systèmes automatisés et réinjecte un message critique dans un environnement conçu pour la performance.

Ainsi, bien que les images synthétiques générées par IA paraissent neutres, elles transmettent en réalité une nouvelle façon de voir le temps. Ce temps n’est plus linéaire, où les événements se succèdent, ni cyclique, où ils se répètent. Il devient simultané, éclaté, et guidé par des calculs algorithmiques. Une image créée par intelligence artificielle ne naît pas d’un geste humain inscrit dans l’histoire, mais d’un processus mathématique, ce qui ne la rend pas vraiment actuelle, ni simplement inspirée du passé : elle est hors du temps.