Imaginez : mille ans d’images, trente-deux générations d’êtres humains prêts à les alimenter et un film. C’est la grande et folle ambition de The Feral, une œuvre collective nourrie par l’imagination d’une flopée d’artistes et les possibilités d’une IA pensée pour un territoire précis.
À la croisée des mondes, The Feral est le résultat d’une intelligence artificielle conçue pour grandir en lien avec un paysage, selon un rythme solaire, loin des architectures numériques verticales et extractives. Plus qu’un simple exploit technique, le projet nous invite à imaginer une nouvelle manière d’envisager la technologie, non pas comme un outil de domination ou de contrôle, mais comme un être en apprentissage façonné par son milieu. Le but ? Constituer une mémoire du monde naturel et humain, qui se construit au fil des années grâce à des interventions artistiques successives.

Une expérience millénaire
Dans le Limousin, sur les hauteurs du plateau de Millevaches, au sein d’une forêt de quinze hectares, cette expérimentation singulière prend doucement forme. L’intelligence artificielle, appelée à devenir cinéaste, est chargée de filmer ses alentours, d’apprendre du territoire, de co-écrire des images avec les interventions artistiques humaines, évoluant génération après génération. L’idée, en clair, n’est pas de mettre au point un oracle omniscient, mais une intelligence enracinée, contrainte par le lieu, soumise aux cycles du soleil, aux silences de la nuit et aux suffocations du sol. C’est un projet collectif qui, depuis le 22 septembre dernier, entend déployer une œuvre vivante (ou du moins à sa manière), en tissant un pont fragile entre nature et technologie.
Le projet annonce un film millénaire, porté par trente-deux générations d’êtres humains et diffusé en temps réel jusqu’en 3024. Dans ce laps de temps, charge est donnée à des artistes comme Fabien Giraud, Raphaël Siboni, Grégory Chatonsky ou Pierre Huyghe, ainsi qu’à une petite communauté d’acteurs amateurs, dont les enfants devront leur succéder (et ainsi de suite), de réaliser une œuvre complètement inédite. Avec un but précis : dès le début de l’année prochaine, l’IA utilisée sera chargée de retransmettre en direct, au musée d’Art contemporain de Sydney et au Guggenheim à New York, les premières images de l’expérience.

Un projet à la lisière du vivant et du mécanique
Si The Feral est une impressionnante « machine-lieu », elle n’est pas sans défis ! Dotée d’une myriade de capteurs, elle doit composer avec des contraintes techniques : intermittence, limitation du calcul, dépendance du photovoltaïque, erreurs possibles, latence… Mais qu’à cela ne tienne ! Chaque coupure, chaque panne, chaque silence deviendraient partie intégrante du récit. Le paysage lui-même est voué à interférer : les pluies, les saisons, les variations du soleil étant appelées à moduler les capacités de l’IA. C’est dire, en somme, si The Feral est loin d’être une simple utopie ; c’est un chantier fragile, extensible, à la lisière du vivant et de la mécanique.
C’est que le territoire n’est pas ici un support neutre, mais bien un co-acteur. L’IA n’est pas une pupille immobile, mais bien une exploratrice contrainte par ses propres limites, invitant le spectateur à regarder aussi bien la beauté que les traces d’un long processus, avec ce que cela implique de réussites et de ratés. Ainsi, The Fera symbolise moins la promesse d’un progrès absolu que celle d’une coexistence réinventée.