Depuis sa présence lors de la première édition du Palais Augmenté, en 2021, on connaissait l’artiste grec pour sa capacité à étudier les thèmes de l’isolement, de la sexualité et de la violence dans des œuvres en réalité augmentée ou virtuelle. Avec Drift Lattice, sa dernière création, qui exploite des données écologiques en temps réel afin de générer une simulation live, on le découvre plus engagé que jamais en faveur des écosystèmes marins.
Je sais que tu travailles depuis environ un an sur Drift Lattice, une œuvre qui s’inscrit à l’évidence dans la lignée de tes travaux précédents. Quels défis se sont-ils présentés à toi lors du processus de création ?
Theo Triantafyllidis : Pour moi, créer un écosystème artificiel ne consiste pas à concevoir un nouveau monde à partir de rien, c’est plutôt une méthode d’observation lente. Cela m’aide à adopter un état d’esprit plus contemplatif, en décortiquant soigneusement les relations complexes entre les organismes et leur environnement. C’est un exercice d’humilité qui me rappelle constamment à quel point les écosystèmes naturels sont à la fois complexes, résistants et extrêmement fragiles.
L’un des principaux objectifs artistiques était de donner à cet écosystème artificiel l’impression d’être véritablement vivant en introduisant des enjeux plus importants et en lui permettant de s’épanouir ou de se dégrader de multiples façons. Cette approche consistait à créer des liens plus nuancés et plus sophistiqués entre les différents acteurs, qu’il s’agisse de la vie marine ou d’objets fabriqués par l’homme. Chaque acteur, comme la pieuvre qui apprend à se camoufler dans ce nouvel environnement hybride, et les drones de nettoyage qui accomplissent la tâche sisyphéenne de collecter les plastiques marins, contribue à la narration émergente de l’écosystème.
Le principal défi a été de trouver le moyen de présenter des sujets liés au climat sans être trop didactique et émotionnellement prescriptif ou esthétiser la catastrophe. Mon objectif est toujours que le public établisse ses propres liens et récits.
Drift Lattice succède à BugSim (Pheromone Spa), 2022. Qu’est-ce qui te fascine tant dans l’exploration du monde aquatique ?
Theo Triantafyllidis : L’écosystème marin me plaît en raison de son énorme échelle et de sa profonde complexité. Les océans couvrent la majeure partie de la planète et abritent une grande partie de la biodiversité terrestre, tout en restant largement méconnus et incompris. Ce mystère, associé à l’urgence de la dégradation des océans, m’a incité à explorer ce domaine. Il y a aussi une dimension personnelle, mon propre lien avec la mer. C’est une relation profonde, qui s’est probablement développée à force de vivre à quelques mètres d’elle.
Vois-tu des parallèles possibles entre les écosystèmes marins et les réseaux autonomes de l’internet ?
Theo Triantafyllidis : Cette analogie est en tout cas intrigante, dans le sens où les deux systèmes sont vastes, décentralisés et impliquent des réseaux autonomes qui interagissent par le biais de leurs propres langages et protocoles internes. C’est certainement une métaphore à laquelle je pense beaucoup, des réseaux fluides, des profondeurs cachées et des interdépendances complexes.
Pour décrire Drift Lattice, tu évoques les livres de James Bridle et Holly Jean Buck. Pourquoi ces deux auteurs en particulier ?
Theo Triantafyllidis : Le discours de Holly Jean Buck sur les écosystèmes marins et la culture de varech pour la capture du carbone a directement inspiré mon approche initiale de Drift Lattice. Dans son livre, After Geoengineering, elle suggère de nouvelles façons d’imaginer le paradoxe de la réparation écologique dans le cadre de ces interventions technologiquement complexes. Ce qui m’a le plus marqué dans le travail de James Bridle (l’écrivain britannique, notamment auteur de Toutes les intelligences du monde et Un nouvel âge de ténèbres), c’est sa façon de concevoir les intelligences naturelles, humaines et artificielles comme structurellement distinctes mais complémentaires. L’idée que ces différentes formes d’intelligence puissent collaborer, en particulier dans les scénarios de restauration du climat, me fascine. Je suis particulièrement attiré par l’idée d’interactions entre les intelligences artificielles et naturelles dans des environnements tels que ces simulations, où les humains sont relégués au second plan.
Dans son livre, James Bridle évoque le concept d' »écologie de la technologie ». Ce concept trouve-t-il un écho chez toi ?
Theo Triantafyllidis : Oui, tout à fait. Je trouve qu’il est essentiel de considérer la technologie non seulement comme un outil, mais aussi comme un acteur au sein d’un écosystème, qui participe et modifie les relations entre les entités naturelles. Dans Drift Lattice, cela se manifeste explicitement à travers les drones, qui effectuent des tâches interminables, souvent sisyphéennes, de nettoyage marin. Ces drones ne sont pas présentés de manière héroïque, ils font tout simplement partie du tissu de l’écosystème, reflétant ainsi notre relation complexe avec la technologie et la nature.