Une histoire du flou dans l’art numérique

26 juin 2025   •  
Écrit par Zoé Terouinard
Une histoire du flou dans l’art numérique
“I’m Here 17.12.2022” 5:44, ©Holly Herndon et Mat Dryhurst

Alors que le Musée de l’Orangerie est actuellement Dans le Flou avec sa nouvelle exposition, la rédaction de Fisheye Immersive décide d’aller plus loin que les peintures et les photographies présentées aux Tuileries afin d’élargir le sujet à l’espace du numérique. Et oui : malgré une quête de définition toujours plus haute, le digital, est bel et bien un monde de f(l)ou.

Non, le flou n’est pas une erreur. En peinture, comme en témoigne la nouvelle exposition du Musée de l’Orangerie explorant les liens entre impressionnisme et art contemporain, le flou est bien souvent le résultat d’un choix affirmé, d’une direction marquée. Voire, parfois même, d’une résistance. Très bien, mais qu’en est-il au sein de l’espace numérique, où l’hyperréalisme règne en maître, promis par des algorithmes et des capteurs toujours plus performants ? Que reste-il de ce flou qui a rendu dingue toute une génération de critiques d’art ?

Héritiers de cette histoire, de nombreux artistes s’opposent à la rigueur du code et à cette quête grandissante de l’image parfaite afin de générer du bug dans cette grande mécanique qu’est le numérique, dans l’idée d’envoyer valser les injonctions et d’insuffler un peu de poésie et d’inattendu aux mondes virtuels. Dans les mains de ces artistes, le flou se fait trouble, fertile, et infuse dans la photographie, la vidéo ou même dans la génération d’images par intelligence artificielle. Surtout, ces derniers, persuadés qu’une image peut en dire beaucoup grâce à la suggestion, rappellent une vérité immuable : voir n’est pas comprendre.

Portrait flouté d'une femme fumant une cigarette.
©Sasha Katz

L’humain derrière la machine

« Le flou, la douceur, la composition sont autant de moyens de protéger l’espace intérieur de l’image. Le mysticisme vient du fait que l’on retient quelque chose. J’aime laisser les choses en suspens – je veux que le spectateur ait l’impression d’entrer dans le rêve de quelqu’un d’autre. Pour apercevoir le lit du lac, il faut y plonger, et à ce moment-là, la vision ondule et se modifie », nous expliquait récemment l’artiste Sasha Katz, à l’occasion de son exposition à la Galerie Data.

Célèbre pour ses portraits féminins, la jeune femme utilise le flou dans ses portraits en 3D dans l’idée de célébrer la beauté. Laquelle, à l’entendre, passerait par le « défaut ». « Je suis sans cesse attirée par la façon dont la vraie beauté brille à travers chaque petite imperfection. Chaque figure renferme une histoire, une question, une tension. Elles sont toujours en mouvement, même lorsqu’elles sont immobiles. » Les artistes et penseurs sont nombreux à soutenir l’idée que la beauté ne serait jamais figée, jamais parfaite, ni idéale. Au contraire. En ajoutant du flou, le créateur ajoute de la vie. Pratique quand l’art numérique est souvent accusé d’en être dénué, non ? 

SashaKatz
« Le flou, la douceur, la composition sont autant de moyens de protéger l’espace intérieur de l’image. »
Portrait flouté d'une femme rousse allongée sur un lit.
I’m Here 17.12.2022 5:44 ©Holly Herndon et Mat Dryhurst

Également adepte des portraits flous, le duo Holly Herndon et Mat Dryhurst rassemble, dans la série I’m Here 17.12.2022 5:44, un ensemble d’images revenant sur la naissance de leur enfant Link, qui a plongé Holly Herndon dans un coma d’une semaine à l’hôpital. Pour cela, Mat Dryhurst a notamment enregistré l’expérience en vidéo, incluant un récit audio des souvenirs du coma de Holly Herndon, afin que celle-ci serve de fil rouge narratif à une courte vidéo. « Le flou pictural, l’instabilité morphologique et le glissement organique entre soi et l’autre sont autant de caractéristiques des générateurs d’images d’IA qui synthétisent de nouvelles images à partir de modèles d’entraînement », nous apprend le site du réseau d’exposition Kadist, qui a soutenu le projet du couple. On voit ainsi plusieurs portraits qui nous permettent de distinguer tant bien que mal l’artiste, mais aussi son fils ou la scène de l’accouchement, comme dans un rêve brouillé.

Atteint d’une maladie vestibulaire chronique, le réalisateur Ben Joseph Andrews utilise lui aussi les outils numériques pour explorer la complexité du corps et de la vie humaine. Diagnostiqué à 32 ans d’une maladie neurologique appelée « jamais vu », Ben Joseph Andrews souffre de graves migraines et étourdissements affectant considérablement son quotidien. Dans l’expérience Turbulence: Jamais Vu, où se mêlent VR et XR, l’artiste a tenu à traduire visuellement et sensoriellement les effets de ce trouble, difficile à décrire à l’oral. Casque de VR vissé sur la tête, le spectateur voit dès lors son environnement changer, les couleurs s’effacer, et les contours des objets se flouter. 

Dans le flou d’une histoire de famille

Spécialiste des images générées par intelligence artificielle, Maria Mavropoulou cherche de son côté à faire émerger la main humaine derrière le code en composant des scènes quotidiennes, certes inspirées de sa propre vie, mais où rien n’est tout à fait à sa place. Regards vides, mains malformées, ombres incohérentes… Le flou, ici, est ontologique. Quelque chose cloche, mais on ne sait pas quoi. Intéressée par la manière dont les outils numériques encouragent la construction de notre identité, l’artiste grecque utilise l’IA pour réécrire sa propre histoire de famille. Quoi de plus humain, après tout, que le souvenir ? En 2021, Maria Mavropoulou décide donc de transformer les informations familiales dont elle dispose en prompt pour le programme de conversion de texte en image DALL-E.

Kadist
« Le flou pictural, l’instabilité morphologique et le glissement organique entre soi et l’autre sont autant de caractéristiques des générateurs d’images d’IA qui synthétisent de nouvelles images à partir de modèles d’entraînement. »

Mariages, naissances, anniversaires, décès… Le projet qui en résulte, Imagined images, comprend plus de 400 photographies chroniquant sept décennies, fantasmées ou non, de son histoire familiale. « L’IA semblait en savoir plus que moi sur un lieu et une époque précis, ajoutant des détails à des images dont j’ignorais l’ existence, comme l’uniforme de travail de ma mère et des éléments de décoration de notre maison et de notre jardin, raconte Maria Mavropoulou dans un entretien à WePresent. Bien que ces images n’aient aucun lien fondamental avec la réalité, elles contiennent une certaine forme de connaissance grâce à la capacité du programme à exploiter de vastes ensembles de données. Nous attribuons une certaine fausseté aux images de l’IA, mais à bien des égards, elles reflètent une vérité universelle. » Car si les visages sont flous, si les mains ont six doigts et que les sourires sont édentés, l’effet sur le spectateur et sur l’artiste elle-même – qui parle de ce travail comme d’une « guérison » -est lui bel et bien réel. Et définitivement humain. 

Photo d'un repas de famille des années 1960 avec des visages déformés.
Imagined images ©Maria Mavropoulou

Un flou qui révèle

Si l’IA a permis à Maria Mavropoulou d’en apprendre probablement plus sur son histoire personnelle, se servir d’autres outils du numérique offre aux artistes la possibilité de poser un regard critique sur notre monde de façon plus globale. C’est une manière de mettre en lumière ses failles, en quelque sorte. Sans pourtant avoir à être très précis dans le rendu visuel – c’est même souvent en mettant un voile sur les choses que l’on en extrait les biais et que l’on en révèle le plus. Imaginée par Thierry Fournier, la série La Main invisible est un ensemble d’images de presse retouchées par l’artiste. On y voit des scènes de violences policières effaçant toutes traces… des policiers, remplacés ici par des entités spectrales qui s’en prennent aux manifestants dans des clichés glaçants, renvoyant notamment à la fameuse loi sur la sécurité globale. Ou quand le flou devient encore plus parlant que la présence nette.

Des manifestants de protègent des gaz lacrymogènes.
La main invisible ©Thierry Fournier
Des policiers tirent sur des manifestants.
La main invisible ©Thierry Fournier

Ce projet n’est pas sans rappeler celui de l’artiste Éléonore Weber, qui utilise les images thermiques captées lors d’opérations militaires dans son film Il n’y aura plus de nuit (2020). La précision y est absolue. Et pourtant, tout est flou. Parce que le sens vacille, que les formes ne sont plus que des cibles, des traces fantomatiques dans la nuit technologique. Une esthétique du vacillement, qui nous confronte à l’inhumanité de la machine autant qu’à notre propre impuissance face à l’image. Pour le socio-anthropologue, critique, et théoricien de l’art français, spécialisé dans la question du rapport entre art, politique et technologies numériques Jean-Paul Fourmentraux, « l’art questionne depuis toujours l’imaginaire technique, marqué par l’ambivalence de nos relations aux machines. » 

Il poursuit : « L’art constitue le terreau et le terrain de pratiques alternatives entre hacking et activisme citoyen : faisant volontiers preuve de dérision, d’humour. Autrement dit, la (techno)critique y est moins déterministe, qu’émancipatrice : puisque l’art propose de transformer l’imaginaire en trouvant des contre-emplois de la technologie. Plusieurs œuvres et artistes convoqués dans mes ouvrages nous montrent comment pirater et réaffecter les outils techniques, lutter contre la surveillance, l’empire des datas, l’obsolescence technique, etc. »

Brouiller les pistes

Si elle permet de révéler bien des secrets, l’ère du numérique c’est aussi, malgré elle, celle de la fake news. Lors d’une exposition à la Fondation EDF, en 2021, on découvrait ainsi l’installation vidéo de Samuel Rousseau, Soubresauts du monde, qui fait s’échapper d’une boule de papier journal des milliers de petits points lumineux ; des fakes news, donc, qui viennent peu à peu occuper tout l’espace dans une sorte de nuée menaçante. Souvent utilisé pour propager lesdites fake news, le deepfake est également une source inépuisable d’inspiraition pour les artistes, qui l’apprécient autant pour son aspect politique que pour ses possibilités créatives (et notamment pour ses erreurs). C’est notamment le cas de Jake Elwes, qui explore l’utilisation par la communauté queer de la technologie deepfake à des fins créatives dans son oeuvre Zizi in Motion: A Deepfake Drag Utopia. En résulte des visages aux contours brouillés, flou, remettant en question les notions de genre, de sexualité et repoussant les limites de l’art et de la beauté. 

Une boule de masse 3D au centre d'une image entourée de formes floutées.
Soubresauts du monde ©Samuel Rousseau

Flouter les lignes, cela vaut au sens figuré comme au sens propre pour Bertrand Lamarche qui, dans son oeuvre Vanish, trouble à grands coups d’informations pas tout à fait claires, utilisant le flou – mais aussi la lumière, la projection et la sculpture cinétique – pour plonger le public dans un univers inconnu. C’est aussi le cas de Stan Brakhage, dont les différentes incursions au sein du monde de l’art vidéo lui ont permis de réaliser des images à travers un cendrier de verre (The Text Of Light)ou d’utiliser des techniques expérimentales comme le grattage direct sur pellicule (Shockingly Hot). En brouillant la perception que l’on a de nous-mêmes, tous ces artistes mettent le spectateur dans une position délicate, en perte de repère. Il ne s’agit plus seulement de voir, mais de comprendre, de réinitialiser nos logiciels internes afin de déceler le vrai du faux, l’évident de l’abscons, le net du flou.

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